Loin-de-l’œil, ce n’est pas seulement un cépage de la région, c’est un très bel espace d’exposition ouvert à Gaillac (Tarn) il y a une petite quinzaine d’années par Laurette et Roger Roques, libraire d’anciens sous l’enseigne de Champavert à Toulouse. Les peintures et «impressions de relief» d’un surréaliste de Toulouse, Adrien Dax, avaient inauguré le lieu. En 2003, c’était une exposition regroupant principalement les travaux de haute volée d’une dessinatrice, d’un photographe et d’un peintre, trois amis de Patrice Thierry, poète et éditeur disparu en 1998. En 2007 on avait pu y voir un ensemble brouettique du meilleur goût, et même y entendre, lors d’un vernissage coloré, une marseillaise peu connue, la marseillaise de la brouette, créée aux ateliers nationaux en 1848. En 2012, c’est Jean Perdrizet, inventeur tous azimuts, qui était à l’honneur en l’hôtel de Tonnac où est abritée la galerie Loin-de-l’œil. Ces quelques repaires parmi bien d’autres, à titre indicatif, pour juste faire envie.
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Un artiste fut présenté à plusieurs reprises, qui expose ce mois-ci, Gilles Brenta. Originaire d’un pays qui a donné le meilleur de la littérature française, mais aussi un paquet d’artistes roboratifs, il a choisi une région vinicole et gauloise pour villégiature, et c’est en voisin marchant délibérément à côté de ses sabots – autant dire en observant le monde avec toute la nécessaire suspicion – que Brenta appartient naturellement à la grande fratrie des surréalistes belges, sous l'œil bienveillant du grand Scutenaire. Brenta fut par ailleurs le décorateur de la série mémorable de Roland Topor : Téléchat. C’est en tout cas opportunément qu’il apporte un peu de sa santé de faire à l’esprit de sérieux dont s’enorgueillit décidément l’hexagone.
Le sabot est ici décliné dans toutes ses fonctions impossibles mais avérées, on le voit aussi bien à l’abordage qu’au sabotage, en drakkar comme en kamikaze, en fléau comme en zèbre. En poupée vaudou ou en aéroplane, le sabot se déguste sur tous les modes, mais moins volontiers à la mode de chez nous, encore conventionnelle, qu’à la mode de Brenta, autrement capiteuse.
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Dans le texte d’ouverture du catalogue, Roger Roques rappelle, citant Erri de Luca, l’origine du mot sabotage : les sabots que, vers les années 1800 et quelques, les ouvriers anglais glissaient dans les machines censées les remplacer. On sait qu’à l’heure où la société industrielle connaît son impasse, la référence aux luddites est réapparue dans le champ de la contestation de ce monde qui nous est fait. Pas étonnant que parmi les fantaisies de Brenta on trouve un Gulliver prisonnier (scène fameuse du roman de Swift) et une sorte de Prométhée enchaîné, ou de Sysiphe tirant son rocher. C’est bien là l’homme dans toute sa candeur volontaire, qui le rend pardonnable en même temps que ridicule.
Le contraire de l’impasse machinique pourrait bien être un objet vu loin de l’œil, rêvé par un garnement espiègle. Métamorphosé sous d’étranges apparitions, le « modeste sabot » dont on « aurait bien tort de sous-estimer les potentialités : le cheval en sait quelque chose et, au casino, le croupier ne l’utilise-t-il pas pour distribuer les cartes ? » *
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« Le sabot – objet rustique par excellence – leitmotiv de cette exposition, par des mises en scène savantes et minutieuses, par un goût maniaque du détail réaliste, par une imbrication complexe des rapports d’échelles […], par des détournements de fonctions, par des raccourcis spatio-temporels, par des multiples décalages d’accessoires ou de décors, par bien d’autres secrets d’alchimistes toujours à débusquer, ce sabot, omniprésent et banal, finit par se faire oublier : chaque objet de cette présentation, subrepticement, se métamorphose, devient œuvre en soi, intrigante ou fascinante, kitsch ou belle, inquiétante ou mystérieuse, grave ou rigolote. À chacun son rêve. »**
Si, dans un geste minimal mais fortement suggestif, Gilles Brenta a hissé un de ses sabots sur un talon haut, nous ne manquerons pour autant de lui dire, en guise de salutation désuète et admirative : Chapeau bas !
* Dominique Rabourdin, Une liberté sans limite, in Sabotages, Catalogue de l’exposition, 2015.
** Daniel Bran, Sabotages, in Sabotages, Catalogue de l’exposition, 2015.
• L'exposition se tient de décembre 2015 à janvier 2016 - Sur rendez-vous
• contact: rogerroques@sfr.fr / tél. 06 12 15 30 68
• Catalogue illustré sur demande : 20 €