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Il y a des tranches de vies qui tranchent sur la vie courante. Claire Auzias n’a pas besoin d’inventer, elle n’est pas romancière ; soixante-huitarde lyonnaise – voir son livre Trimards, « pègre » et mauvais garçons de mai 68 – elle a vécu intensément ces années de jeunesse révoltée, jusqu’à la limite du possible et de l’assumable, en passant par des formes d’exaltation et de tragique.
Dans Un fait d’été, c’est sur une période postérieure aux années les plus chaudes qu’elle revient, un épisode bien plus personnel. La justice républicaine semble être là pour dresser les limites, elle fait bien davantage, elle se venge et oppresse tous ceux qui s’attaquent de près ou de loin à l’appareil d’État. Quand des anarchistes-braqueurs, un rien branquignols, disciples de l’excellent Marius Alexandre Jacob, dérapent sérieusement, l’histoire tourne au drame.
« Ma seule place de sujet fut d’accompagner le désastre. Et d’en témoigner. » 1
La vie en prison ne fait pas que sentir le renfermé, elle rétrécit les uns et les autres par l’angoisse qu’elle communique. C’est surtout l’ami retenu plus longtemps, tout juste épousé, dont elle apprend la mort. De là une sorte d’incompréhension hagarde, la douleur avec le deuil. C’est alors l’évasion vers d’autres endroits, avec pour seuls compagnons deux jeunes chiens affectueux, à ce moment ils sont les seuls liens supportables avec le monde. La Somalie, puis Djibouti, un bain de mer avec les chiens qui jouent comme des enfants, on s’agrippe avec joie jusqu’à épuisement, et voici que l’alliance n’est plus à sa place sur le doigt, la trace d’un deuil qui se noie, le remords qu’il faut noyer aussi, impossiblement. Et c’est au tour des chiens tant aimés d’être abandonnés, comme par défaut, parce qu’il n’y a plus moyen de voyager avec eux.
« Je devais aller de l’avant, avancer, devant moi, la tête haute. Je ne me suis jamais pardonné l’abandon de mes chiens que j’aimais tant. » 2
Autant de déchirures pour un corps anéanti, un esprit en carafe. Ensuite, c’est le départ vers l’Inde et Bénarès où un ami musicien retrouvé l’accueille entre sitar et fumette, car les clichés ne sont pas tous infondés, ils font sourire avec le temps, mais ils laissent des paysages mitigés au fond de la mémoire. Par exemple celui de Goa et de la défonce à loisir, où une Miss Purple de circonstance vaquent sur la ligne d’horizon tandis que haschisch et poudre se chargent d’offrir une satisfaisante et précaire appréhension du monde. Quelque chose d’idyllique sans rien d’enviable pourtant, avec parfois un événement singulier, tel que :
« Je souffris d’une rage de dent. Un dentiste me reçut et m’ausculta en parfait anglais. Il fallait m’arracher une dent du fond. Il souriait jovialement. Il me prescrit de l’écouter très attentivement. Il commença par le gros orteil du pied, vous me suivez, entrez dans votre gros orteil, on remonte le long du pied, puis le mollet, puis la jambe, entrez dans votre cuisse, etc. Lorsqu’il eut fini de me faire parcourir mentalement mon corps, il me brandit triomphalement ma dent au bout de sa pince. Il m’avait anesthésié par hypnose. »3
Une sortie de déroute dans le séjour d’un hôpital psychiatrique, un rapatriement, le manque, le sevrage, toujours le manque. Puis la décision d’en finir avec la poudre, qui n’était pas que d’escampette. Le regard sur les faits passés, la remise sur pieds d’un corps et d’un mental ébranlé, ils seront l’épilogue non prononcé mais supposé de ce livre-témoin. Bientôt cinquante années ont passé depuis, ce goût douloureux dans la bouche n’a pas compromis les idées ni la révolte.
« Le panorama politique actuel a empiré depuis nos espoirs. Nous sommes asphyxiés par la contre-révolution planétaire qui poursuit sa course illimitée. Beaucoup de mes semblables ont péri en plein vol. Il s’est agi de se reconstruire un monde de survie, lentement, par petites touches. La fulgurance des transgressions d’antan me cloua au sol. Ce fut le prix de la durée. On ne peut pas hurler indéfiniment, la voix se casse. Un nid affinitaire protège nos derniers ans. Un îlot. On le sent à l’écart des enthousiasmes du moment, décalé. Les parcours de nos contemporains ne furent pas aussi chaotiques, ils furent souvent créatifs et déterminés. Il y avait donc une autre voie qu’ils empruntèrent avec succès. Ils ne furent pas tous dévastés en chemin.
[…]
‘‘Ne reniez jamais !’’, me recommanda Jean Lacroix 4. ‘‘Ne reniez jamais !’’ J’avais vingt et lui presque quatre-vingt-dix. ‘‘Ne reniez jamais !’’ Il mesurait la distance qu’il me faudrait parcourir. » 5
Confession d’une enfant du siècle, regard sans concessions sur son passé, Un fait d’été ne contourne pas les problèmes, il les expose très directement, avec honnêteté, sans aucuns rajouts. Sans tristesse non plus, quoique sans euphorie. Et ce goût douloureux dans la bouche, évoqué plus haut, il s’appelle aussi solitude, comme le prix de la fidélité à un compagnon disparu.
Claire Auzias, Un fait d’été,The Book Edition, 2020. 12 €
1) Claire Auzias, Un fait d’été, p. 136.
2) Ibid., p. 65.
3) Ibid., p. 88.
4) « Cet homme déjà âgé, respecté, chrétien de gauche, auteur pour le journal Le Monde des rubriques hebdomadaires de philosophie, mit sa réflexion profonde au service de la justice. Il était une référence morale tout autant que philosophique. Hélas, la justice est sourde. » Claire Auzias, Un fait d’été, p. 40.
5) Claire Auzias, Un fait d’été, p.152-153.