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Billet de blog 28 mars 2022

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De droite à gauche, le piège identitaire

« Le capitalisme n’hésite pas à jeter les gens à la poubelle quand il n’a plus besoin d’eux, mais il sait faire preuve d’une délicatesse exquise quand il s’agit de ne pas offenser leurs convictions. »

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Illustration 1

Faire de la question identitaire une question première, il y a quelques décennies, ç'eût été impensable pour des personnes se pensant de gauche, sauf peut-être certaines d’entre elles, issues des minorités culturelles opprimées de telle ou telle région. Cependant, même si elle prend des formes différentes, elle est aujourd’hui partagée sur tous les bords, signe évident d’une victoire idéologique de la droite néo-libérale qui met l’appétence individuelle à la base de son système clientéliste.

Quand les mouvements de jeunes gens a priori progressistes ne voient plus de combat à mener prioritairement que dans l’affirmation pour chacun de sa différence, de sa particularité, il y a certes du souci à se faire. À l’évidence, le marché diviseur a gagné. De cet émiettement social, il fait pour longtemps son miel, rien ne peut plus lui résister.

Le piège identitaire, l’essai de Daniel Bernabé, journaliste espagnol proche de la gauche anti-libérale, a connu un bon succès dans son pays, les éditions L’Échappée en propose une traduction disponible dans l’hexagone à partir de ce mois-ci.

Bernabé interroge un siècle entier dans son devenir, du xxe jusqu’à aujourd’hui, de la période révolutionnaire à la période dite postmoderne, en passant par les diverses phases de fascisme qui ont pulvérisé le corps social des pays européens. Il rappelle qu’Adorno et Horkheimer avait averti dans leur Dialectique de la raison : « dans les sociétés modernes, l’autorité doit être fondée en raison, ce qui limite son exercice ; mais le totalitarisme se profile lorsque cette raison quitte le terrain de la philosophie et prétend organiser, à travers un système fermé d’abstractions, une société qui la dépasse en complexité. » Il souligne en passant l’acharnement des nouveaux philosophes contre le communisme, et non pas seulement contre le stalinisme, et le soutien de Michel Foucault à certains d’entre eux. Lequel Michel Foucault déclara ne trouver finalement rien de bon dans la tradition socialiste, et préféra s’intéresser à la défense et aux revendications des différences de chacun plutôt qu’à la défense et à la conquête de l’égalité, Daniel Bernabé y voyant là une sorte de dilemme insoluble : la mise en avant des différences, et donc des identitarismes, ne pouvaient à terme se produire qu’au prix d’un abandon des combats collectifs à vocation égalitariste. Voilà qui ne s’inscrivaient que trop bien dans le déroulement du projet néolibéral. Au lieu que les combats légitimes pour la reconnaissance des minorités ou des groupes ordinairement exclus s’additionnent avec les combats collectifs, ou même forment une même attelage, on voit bien que, favorisées par les pouvoirs en place, les revendications sociétales ont pris la place des revendications sociales, elles se sont comme substituées à elles.

Les premiers coups de force du néolibéralisme remontent aux années 80 avec le gouvernement conservateur de Margaret Thatcher en Angleterre, qui légalisent l’avortement, dépénalise l’homosexualité (seulement masculine !), assouplit la loi sur le divorce, mais appliquent un programme économique qui, sous couvert de rétablir les finances, va appauvrir terriblement toute une catégorie de la population, fragilisée comme jamais. Pour elle, valoriser les différences, c’était clairement assumer les inégalités. Dans la durée, l’État social ne peut que rendre l’âme sous de telles politiques. Reagan fait de même aux États-Unis. L’Argentine suit les mêmes directives, inspirées des économistes de l’école de Chicago. En France, un certain Chirac ne jure que par le modèle thatchérien. La privatisation progressive d’un grand nombre de services publics et la dépolitisation inhérente au mode économiciste participent à l’effritement de la structure sociale ; l’isolement individuel, accentué par la pratique numérique combinée avec le désœuvrement dont elle est en bonne partie la cause, fragilise les caractères ; le narcissisme et la dépression croissent en même temps que les écrans se multiplient et occupent les têtes.

Aujourd’hui, arrivé à un point d’atomisation des sociétés en groupes intersectionnels, un combat élargi, purement revendicatif et conquérant, semble appartenir à l’histoire. Il ne reste que certaines élections pour faire croire à des possibilités de changements, et encore, de moins en moins. La désaffection des urnes ne fait que traduire une perte de confiance en des forces politiques partisanes, probablement impuissantes.

« … Dans les deux dernières décennies du xxe siècle, de façon diffuse, tout a commencé à changer. Les emplois sont devenus de plus en plus précaires, les gens se sont vus contraints de déménager de plus en plus, et ils ont commencé à voter comme s’ils faisaient leur course au supermarché. Les commentateurs politiques néolibéraux ont présenté cela comme une entrée des démocraties dans l’âge de raison : désormais, le citoyen ne votait plus avec le cœur, mais avec la tête, choisissant de manière réfléchie, au milieu d’une offre politique, celle qui lui paraissait la plus intéressante – exactement comme le ferait un investisseur en Bourse. La réalité, c’est que la rationalisation de la politique vantée par les experts n’était que du vent. » 1

Pour Daniel Bernabé, le passage du militantisme à l’activisme traduit aussi ce même changement qui a fait de chaque élection un événement consumériste. Les actions efficaces semblent s’être détournées des questions de travail pour s’intéresser essentiellement à des aspects culturels et symboliques. On en arrive à de grandes entreprises qui surexploitent leurs employés tout en se prévalant de respecter leurs convictions ou particularités, ainsi la chaîne multinationale de distribution Carrefour tient compte pour sa cantine des interdits alimentaires de son personnel (ce dont il faut se féliciter) tout en le maintenant dans la même et peu enviable condition.

« Le capitalisme n’hésite pas à jeter les gens à la poubelle quand il n’a plus besoin d’eux, mais il sait faire preuve d’une délicatesse exquise quand il s’agit de ne pas offenser leurs convictions. » 2

Dans un chapitre consacré à l’extrême droite, Bernabé revient sur les symboles et la politique des symboles telle qu’elle est menée par les identitaires de tout bord. Aux États-Unis, nombre d’établissements portent le nom de Lee, emblème s’il en est de l’idéologie sudiste esclavagiste ; qu’on veuille y atteindre, par exemple en déboulonnant une statue du général, c’est réveiller alors de vieilles tensions, car les forces antagonistes ne demandent qu’à vivre et à renaître. On a pu voir en France à quel point une loi portant sur le foulard a pu donner une assise à la préemption islamiste, l’effet ayant été contraire à celui prétendument visé. Agiter les identités, les singularités meurtries, ou encore le refus qu’elles puissent même exister, c’est toujours interdire la concorde.

L’extrême droite (mais aussi une certaine gauche) a fait de l’islam un de ses sujets favoris, au prix de nombreuses confusions, de nombreux fantasmes. La référence à l’Europe chrétienne, sinon à l’époque des Croisades, ne cesse de ressurgir, prétexte à la xénophobie.

C’est le plus souvent par des règles de discours qu’ils cherchent à imposer, d’une manière ou d’une autre, que les identitaires procèdent. Il est certes plus facile de modifier le titre d’un métier que de changer la condition de celui-ci. D’imposer une écriture inclusive que d’améliorer réellement la condition féminine.

En Allemagne, le fait qu’une femme ouvertement homosexuelle soit à la tête d’un parti d’extrême droite, porteur des valeurs de la famille traditionnelle, volontiers homophobe, suffit à entraîner un nombre non négligeable d’homosexuels vers l’Afd 3. Ainsi l’extrême droite sait parfois habilement exploiter le marché de la diversité, tandis que la gauche n’est pas toujours bien claire sur ces questions.

Il y a aussi ces musées qui pensent devoir protéger les visiteurs et retirent des œuvres qui n’avaient jusqu’alors posé aucun problème. Des progressistes déclarés qui deviennent capables de demander la censure, commettant d’absolus contre-sens, ils peuvent condamner des œuvres qui, jusqu’à il y a peu de temps, étaient considérées comme émancipatrices.

Donc, il y a ces identités mises en concurrence comme de vulgaires produits.

« … il ne faut pas oublier que la diversité comme produit culturel s’est imposé à la faveur de transformations matérielles survenues dans le mode de production capitaliste. Pour que les travailleurs ne se comprennent plus eux-mêmes en tant que classe et s’imaginent faire partie d’un ensemble aux contours imprécis, de cette classe moyenne dont les membres passent leur temps à se regarder le nombril, il a certes fallu toute une préparation en amont, consistant à rendre hégémonique la vision du monde néo-libérale ; mais il a fallu aussi que soient sapées les bases concrètes sur lesquelles reposait l’existence même de l’ancienne classe ouvrière. » 4

Daniel Barnabé en appelle à un retour au primat de la question sociale, et au renoncement à l’obsession identitaire, car « l’action politique collective ne peut pas se réduire à une simple attitude personnelle, faute de quoi la défaite est assurée » 5.

*

Daniel Barnabé, Le piège identitaire, éditions L’Échappée, 2022, 20 €.
Sur le site des éditions

Notes :
1) Le piège identitaire, p. 143.
2) Terry Eagleton, cité p. 207.
3) Afd, Alternative pour l’Allemagne, parti d’extrême droite. Alice Weidel, lesbienne déclarée, en préside le groupe parlementaire au Budenstag.
4) Op. cit., p. 279.
5) Op. cit., p. 294.

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