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C’est, en 2018, l’effondrement spectaculaire et funeste du pont Morandi qui est à l’origine de cet essai 1. Anselm Jappe explique dès son introduction comment cet ouvrage exemplaire – il avait fait la fierté de l’ingénierie italienne – a pu perdre d’un coup toute sa prestance. En fait, Morandi 2 lui-même avait pu noter, douze ans après sa mise en service, le vieillissement prématuré des matériaux. Il avait accusé l’atmosphère salée dans laquelle baigne le port de Gênes ! Le vieillissement, c’était celui du béton armé, un matériau que, dans bien des cas, on ne peut garantir au-delà de quelques décennies, mais dont on use néanmoins avec une gourmandise extravagante.
Si le béton fut utilisé dans l’antiquité – le Panthéon de Rome, qui date de deux mille ans, est en béton –, son usage fut longtemps délaissé pour être redécouvert et amélioré aux XIXe siècle. Mélange d’argile et de calcaire chauffé à haute température, cette poudre est source d’une pierre artificielle qui va prendre une place prépondérante dans le paysage urbain. Quand la fibre d’acier s’y mêle, cela devient le béton armé et alors tout semble permis en termes d’audace architecturale, et même de défi aux lois physiques. Bien des gratte-ciel d’avant-guerre cependant s’en sont passés, ils sont faits d’une structure métallique, couverte de béton ordinaire.
Les avant-gardes de tout poil, tel le futurisme italien, par exemple, voient dans le béton l’aubaine attendue pour une révolution de l’habitat et de la ville. Elles iront, dans certains cas, jusqu’à imaginer quasiment des villes jetables, avec des bâtiments qui durent moins que le temps de la vie de ceux qui les habitent. Des écoles aussi diverses que l’Anthroposophie ou le Bauhaus se firent adeptes de l’architecture bétonnière. Par ailleurs, la taylorisation de la société allait atteindre le foyer familial et l’habitat industriel formater le quotidien selon les standards de l’usine. On va jusqu’à imaginer des placards en béton tandis que dans un même mouvement imaginatif un certain Le Corbusier suggère de faire raser le centre de Paris pour y coller à la place… des gratte-ciel.
Ce livre dénonce l’usage inconsidéré du béton armé, variante malheureuse du béton millénaire, il dresse aussi un sévère procès des architectes et des urbanistes. C’est qu’« Il importe de rappeler que, parmi tous les arts, l’architecture est de loin celui qui a l’impact le plus profond sur la vie les individus… » Le béton est à l’évidence, avec le pétrole, un des signifiants majeurs de notre société capitaliste. Son usage et les modèles qui s’y rattachent obligent nos environnements, le cadre quotidien de l’existence. Nous sommes légitimes à demander des comptes.
Difficile de ne pas souligner la proximité avec l’idéologie fasciste de nombre des promoteurs et amateurs des diverses « cités radieuses » aux allures tellement carcérales. Mais le béton n’a rien contre le Stalinisme non plus, Le Corbusier construisit à Moscou, en 1929, les « bureaux de l’Alliance coopérative (Tsentrosoyuz) que Hannes Meyer, directeur du Bauhaus, appela “une orgie de verre et de béton” » 3 Le manque d’acier dans le pays empêcha que d’autres projets vissent le jour. C’est seulement dans les années 50, avec l’arrivée de Kroutchev, que le béton armé s’imposa, notamment pour la construction de logements préfabriqués. Côté capitaliste, les USA avaient découvert dès les années trente que « nul produit n’est plus à même de contribuer à augmenter le produit industriel brut que le béton. » 4
Si les architectes sont complices et souvent moteurs de ce massacre paysager autant qu’humain, on pourrait dès lors imaginer une architecture collective et anonyme, sans pedigree. L’habitat traditionnel s’inscrivait dans un paysage, il sortait naturellement de terre, fait des matériaux disponibles sur place et par là singuliers et adaptés. Autre chose que le brutalisme ou le fonctionnalisme voulus par la modernité, cette propension labyrinthique qu’on trouve, par exemple, dans les îles des Cyclades, et l’importance donnée aux rues sinueuses, tandis que l’urbanisme moderne tant à effacer les courbes et les inattendus au profit de parkings et d’axes rectilignes et découverts, pour un meilleur contrôle des populations. De même, toujours dans cette région des Cyclades, il est une variété infinie des habitations, par contraste avec la monotonie des maisons ou immeubles répétés à l’identique que propose la techno-structure capitaliste.
« Donnez à un maçon des briques et du mortier, écrit Jamshid Kooros, un architecte persan qui a étudié au MIT, et dites-lui de couvrir un espace et de faire entrer la lumière, et les résultats seront étonnants. Le maçon, à l’intérieur de ses limitations, trouve des possibilités infinies, il y a de la variété et de l’harmonie ; tandis que l’architecte moderne avec tous les matériaux et les systèmes structuraux dont il dispose, produit monotonie et dissonance, et cela en grande abondance. » 5
En Italie, ce que la guerre n’avait pas détruit, la mafia s’en est chargé, pour bâtir à la place des habitats censés conduire les gens du peuple à la modernité. Le cinéaste Francesco Rossi illustra ces scandaleuses opérations immobilières, monnaie tellement courante, par certains de ces films – on se souvient de Main basse sur la ville. À l’inverse, dans les années 50, le jeune Jean-Luc Godard tournait son premier film, Opération béton, un documentaire qui n’était autre qu’un « hymne à la puissance humaine et au béton » 6
« Les premières demeures de l’être humain – tentes, cabanes, abris sous roche, trous, maisons arboricoles – n’étaient évidemment pas géométriques. Les formes circulaires étaient encore très présentes dans les villes néolithiques, et le sont parfois encore aujourd’hui, comme dans certains villages africains. Mais les constructions circulaires, même en pierres, peuvent difficilement avoir des murs en commun et donc former des unités plus vastes, disposer plusieurs étages ou être subdivisées. Il y a peu de variations possibles. On a donc pu dire que l’architecture commença lorsqu’on dépassa la cabane circulaire, en introduisant la ligne droite. » 7
Certains architectes assument parfaitement de ne pas tenir compte des lieux où vont être implantés les édifices qu’ils sont chargés de dessiner et construire. Un exemple des plus fameux est sans conteste la Bibliothèque nationale de France, un modèle d’aberration sur tous les plans, inventé par le néanmoins célèbre Dominique Perraud. Le simple fait de stocker des livres dans des tours de verre relevait sans doute du défi, il ne fallait pas dire : de la stupidité. Enterrer des salles de travail alors qu’un fleuve coule juste à côté, que la zone est inondable, voilà qui doit probablement forcer l’admiration, une telle audace ne pouvait qu’être récompensée par des applaudissements, lesquels ne manquèrent pas. 8
Anselm Jappe ne manque pas de saluer à nouveau, il l’a déjà fait longuement par ailleurs, l’écrivain anglais William Morris, auteur de nombreux ouvrages, dont Nouvelles de nulle part, roman d’anticipation utopique assez exemplaire. Morris vit dans l’Angleterre de la fin du XIXe siècle, en train de s’industrialiser à grande vitesse, il critique l’abandon des méthodes et pratiques artisanales, de certaines traditions qui ont fait leur preuve et constate avec regret chez les architectes de son temps une haine évidente de la beauté et du passé.
En guise d’épilogue à son livre, Anselm Jappe nous rapporte que le nouveau pont de Gènes qui remplacera celui de Morandi a été inauguré en août dernier. C’est le starchitecte Renzo Piano qui l’a dessiné, il est tout en acier, signe peut-être d’une prochaine désaffection du béton. Piano n’a pas craint d’annoncer que ce pont allait durer 1000 ans !
Se rappelant qu’au temps fort de la Révolution française, il avait été question de démolir les châteaux féodaux et leurs tours, symboles de la tyrannie, comme dans un mouvement d’humeur, l’auteur de Béton, arme de construction massive du capitalisme, suggère de non seulement lutter contre la disparition de l’architecture traditionnelle mais aussi, et plus utilement encore, de veiller à faire disparaître l’architecture moderne ! Laquelle disparaîtra probablement, faute des ressources nécessaires, pour voir peut-être revenir des méthodes anciennes mariées à d’autres plus récentes, comme le prônait et l’avait mis en œuvre un architecte qui, lui, mérite le détour, auteur de Construire avec le peuple, l’Égyptien Hassan Fathy.
Anselm Jappe se fit connaître jadis par un essai très éclairant consacré à Guy Debord. Dans un entretien accordé en 2015, il se présentait comme ayant été dans sa jeunesse : … « …toujours quelque part entre l’anarchisme et le marxisme hétérodoxe, [n’ayant] jamais eu de sympathie pour le stalinisme, le maoïsme, le léninisme ou toute autre conception autoritaire de la révolution. Très tôt, […] conscient de la face sombre du progrès technologique – un thème nouveau à l’époque… » 9 Depuis, il a mené un travail approfondi sur ce que Marx appelait le « fétichisme de la marchandise », pointant à son tour la valeur en tant que clef du capitalisme. Quelques essais de grande classe, tel que Les Aventures de la marchandise, pour une nouvelle critique de la valeur 10 ou La société autophage, nous montrent qu’en quelques décennies, Anselm Jappe n’a pas changé son fusil d’épaule ; et c’est heureux.
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Anselm Jappe, Béton, arme de construction massive du capitalisme, éditions L’Échappée, 2020. 14 €
Sur le site de l'éditeur : ici
1) Anselm Jappe, Béton, arme de construction massive du capitalisme, éditions L’Échappée, 2020.
2) De son vrai nom, viaduc du Polcevera, il était appelé communément Pont Morandi, du nom de son concepteur, le célèbre ingénieur Ricardo Morandi (1902-1989), grand spécialiste et utilisateur du béton armé.
3) Anselm Jappe, op. cit. p. 57.
4) Anselm Jappe, op. cit. p. 61
5) Bernard Rudofsky, Architectures sans architectes, éditions du Chêne, 1980, cité in Anselm Jappe, Béton, arme de construction massive du capitalisme, p. 131-132.
6) Anselm Jappe, op. cit. p.85-86.
7) Anselm Jappe, op. cit. p. 145.
8) Ou encore le fait, que comme on peut le lire dans un rapport sénatorial de juin 2000 (qu’on peut lire ici : https://www.senat.fr/rap/r99-451/r99-4510.html), citant Emmanuel Le Roy Ladurie (ancien administrateur de la bibliothèque nationale) : « le site de Tolbiac s'apparente à “un sous-marin nucléaire” : toute défaillance technique si modeste soit-elle est de nature à entraver le fonctionnement de l'ensemble du bâtiment. » et pas ailleurs, comme il est dit plus loin « La complexité des équipements ne peut qu'induire à court et moyen terme une augmentation des dépenses de fonctionnement. »
9) On peut lire avec profit cet entretien (traduit de l’anglais) sur le site Contretemps (http://acontretemps.org/IMG/pdf/entretien_jappe_.pdf)
10) Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise, pour une nouvelle critique de la valeur, Éditions Denoël, 2003, rééd. La Découverte, 2017. La société autophage : Capitalisme, démesure et autodestruction, Paris, La Découverte, 2017.