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GWENN AUDIC
1975, une cigogne me dépose aux alentours de Paris, j‘atterris en douceur dans une famille originaire de Bretagne. Je voyage à travers les contes d’Irlande et du Pays de Galles, ainsi qu’à travers la musique, la danse et les langues depuis mon plus jeune âge. Enfant, je danse dans ma chambre, invente des chorégraphies et des sabirs inconnus entonnés sur des mélodies improvisées que j’enregistre sur mon vieux magnétophone.
Dès l’âge de 11 ans, je rêve en allemand et vogue d’un espace, d’une forme, d’un son à l’autre dans un style expressionniste à la Mary Wigman.
Ce n’est qu’adulte – vers l’an de grâce 2006 – que je découvre la peinture et sa couleur, alors que j’explore les montagnes du pays basque espagnol. C’est cette même peinture qui va désormais transcrire les mouvements que mes jambes blessées me refusent. En effet, je ne peux plus frapper le sol ni à l’africaine, ni à l’indienne, ni à l’andalouse. Je vais pendant quelques années devoir tracer le mouvement à la plume ou au pinceau.
En 2013, je prends mes tubes et mes brosses sous le bras et pars m’installer au collectif rennais de l’Élaboratoire. J’y naîs – sans péridurale – à cheval sur les montagnes de récup’, dans une petite caravane chauffée au poêle à bois pour les longues soirées d’hiver. Quelques années plus tard, je fuis ma chère caravane pour me réfugier dans un appartement rennais où j’installe mon „mur de peinture“. Il deviendra mon atelier et celui de quelques personnes que j’accueille.
J’explore différentes techniques avec une préférence pour l’acrylique, l’encre noire et la linogravure. Je transcris l’organicité de „mon“ vivant et de ma difficulté à m’incarner comme chair du monde. Mes créations sont les témoignages protéiformes des mystères de l’être qui me traverse et auxquels je ne saurais donner de nom articulé.
Après une longue pratique de chants et danses traditionnelles de diverses origines (Bretagne, Mali, Inde, Pays d’Europe de l’Est, flamenco) et ce pas de trop dont j’ai fait état plus haut, je dois par la force des choses me dégager des cadres et des styles qui ne m’appartiennent pas et forcent un corps qui ne peut plus s’y plier. L’improvisation devient alors ma principale compagne dans cette recherche. La peinture peut enfin redevenir danse, mais dans un corps transformé, désormais limité dans ses mouvements. Ma nouvelle danse, nourrie de couleurs, est plus libre, plus spontanée, plus proche de ce que je suis.
Toute création est un jaillissement de formes qui se fondent les unes dans les autres, sans autre explication que la vie même et le besoin de trouver la forme qui incarnera avec le plus de justesse un instant qui ne reviendra jamais. Le mouvement peut se danser, se chanter ou se peindre, revenir, repartir, s’arrêter, reprendre… au rythme d’un cœur qui bat. C’est le mouvement même de la vie, avec tout ce qu’il a d’incompréhensible, mais aussi d’étonnant et de bouleversant.
Aujourd’hui, je babille encore en langues inconnues, je chante des sons étranges, peins des corps de femmes qui cherchent leur forme fondamentale et danse dans les parcs rennais au rythme des chants d’oiseaux et des feuilles qui tombent…
Gwenn Audic – novembre 2021
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GWENN AUDIC, UN GESTE ORIGINEL
Quand l’art se départit de la culture, quand la création se départit de l’art, on se retrouve avec quelqu’un qui se débat avec la vie comme avec soi, comme avec l’univers.
Gwenn Audic est un être du mouvement, du placement du corps impossible dans l’impossible espace, elle danse comme elle chante, improvisant d’après une gamme étendue d’expressions, son chant est inconnu, sa danse danse, non pas insensément mais intensément. Elle est aussi un poète qui ne mâche pas ses mots ; qu’elle croque ou qu’elle (se) démasque, ses textes sont résolument implacables. L’artiste-peintre se trouve conviée ici, puisqu’elle a dû quitter une certaine danse, pour cause d’accident, et presque par dépit passer à la peinture. Or c’est toujours la même en couleur ou trait pour trait, en son geste de naître à quelque monde irréel qui se fait passer pour le nôtre.
Gwenn Audic n’habite pas les murs, elle les subit, lignes droites ou angles lui sont hostiles, pour elle tout doit être rondeur et frisson, absolument vivant ; l’objectivation est son enfer. Elle peint les corps et les arbres, les humeurs et les attaches, bâtissant sans relâche de nouvelles modalités. Le corps résiste au corps, tente toujours la même évasion, ou seulement la rêve à l’envers d’une humiliation. Ce qui retient le corps à la terre ne saurait l’empêcher de se décoller.
Passionnée par les langues – non pas celle-ci, mais le breton ou l’espagnol, l’anglais ou surtout l’allemand, sans parler de quelques autres –, elle les incorpore plus qu’elle ne les connaît. Toujours autre de se délivrer, Gwenn se fait le corps étranger, d’un geste, d’une douleur, d’un cri rentré, toujours dans une prière à la pluralité – ne pas se résoudre à la désignation, à l’assignation, au flicage, à l’héritage. Le corps tremblant d’une inhabitude essentielle ne lui laisse aucun répit, il n’est que la vie hurlante pour la soulager du mal (de vivre).
Qu’elle soit à Berlin, Rennes ou Bilbao, Gwenn Audic parcourt l’habitacle étroit qui l’emprisonne et où elle apprend à se délivrer sans cesse. C’est ainsi une écriture qui fait parler les formes, la douleur des formes, le rire des formes, le sourire ou la tristesse.
Artiste de tout son être-corps qu’elle fait chanter, danser, peindre, dessiner, écrire et instamment respirer jusqu’à l’interrogation, elle explore l’intérieur de son dehors existentiel, la sortie s’appelle bourgeoisement « expression artistique » quand il s’agit simplement d’une expérience vitaliste et vitale que la « culture » s’échinera toujours en vain à rattraper.
Jean-Claude Leroy
in Le Cafard hérétique hors-série 4, automne 2021.
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