En 1990 devant l'épidémie redoutable du sida une vérité s'impose : les sourds ont un accès spécifiquement difficile aux soins. Ils ne sont pas entendus dans les cabinets médicaux. L'alerte ne provient pas d'une initiative des autorités publiques mais de la révolte de jeunes sourds contre les inégalités qui les étreignent face à la maladie. Au cours de l'année 1992, germe l'idée d'offrir des consultations en langue des signes. Dès les prémices, la dynamique entre la société et une minorité se trouve en jeu, alors que la notion de communauté n'existe pas sur un plan constitutionnel ou même législatif.
D'emblée un premier obstacle légal dut être contourné : les soignants se heurtent à l'obligation d'employer le français dans l'hôpital public alors qu'ils appliquent un principe d'équité : l'accès aux soins pour tous, y compris la minorité sourde, avec un principe opératoire : l'exigence linguistique du côté de soignants. Une décennie s'écoule avant qu'un discret article de la loi de 2005 n'établisse que "les pouvoirs publics doivent fournir des moyens de communication adaptés aux personnes qui en font la demande".
La recherche en sciences sociales fondatrice (1995-1998) ne conçoit pas un dispositif avec des soignants signeurs agissant comme des "interprètes" isolés mais bien la création d'espaces bi-lingues au sein du service public. Les fruits de ce choix se dévoilent clairement aujourd'hui. Les patients trouvent réconfort dans ces lieux qui intègrent leurs modes de vie. Les langues coexistent en égalité, même si leur statut social reste asymétrique. Cette dualité linguistique offre une évasion hors de l'enfermement dans une seule d'entre elles. La langue des signes se pare des connaissances médicales, tandis que le français adopte des concepts visuels, délaissant le jargon médical. Au-delà du linguistique, une position émerge : s'opposer collectivement aux inégalités, tisser une humanité commune pour combler l'abîme entre le monde des soignants de celui des sourds.
Dès 1995 surgit un autre obstacle : la nécessité de la présence de professionnels sourds. Pas de « discrimination positive » mais bien la reconnaissance que la surdité peut configurer les perceptions, le langage et la culture. Cela dote un professionnel sourd d'une compétence additionnelle dans l'accueil des patients. Autorisée expérimentalement en 1996, leur présence est entérinée devant des résultats concluants. Au fil du temps, leurs missions s'affinent et la fonction d'intermédiateur devient cruciale au début des années 2000. À l'heure actuelle, les statuts de ce nouveau métier, (ainsi que dans une moindre mesure celui d'interprète) cherchent encore un ancrage légal solide.
Dans le sillage de ce parcours de 30 ans, le GAS s'appuie activement sur la dimension communautaire au sein des programmes de sevrage du CHU de Montpellier :
Un tandem composé d'un intermédiateur sourd et d'un médecin signeur consulte à distance.
Un accueil culturel et linguistique le premier jour de la cure, en rupture avec les expériences antérieures vécues par les patients.
Des groupes de parole dédiés aux sourds.
L'entraide spontanée entre sourds. Remarquée par le personnel du service, c'est une manière de faire front contre un monde qui leur est étranger.
Le lieu de soins mute en un environnement hospitalier authentique, où la dignité de chacun peut s'exprimer pleinement. Regagner confiance en soi favorise l'accès au droit commun. Le fonctionnement hospitalier s'ajuste un peu. Un jeune médecin, s'asseyant pour partager une tasse de café avec les patients, exprime ses craintes de ne pas maintenir « la bonne distance ». Le GAS évoque plutôt une « bonne présence », avec pour dessein de bâtir des passerelles entre deux mondes pour un vivre-ensemble possible.
Le travail communautaire se manifeste également à travers le théâtre forum en langue des signes. Par exemple, en séparant la fête de la consommation d'alcool, la communauté prend conscience des dangers liés à l'obligation de consommer de l'alcool pour faire partie du groupe. Certains responsables associatifs sont interpellés sur leur gestion de la buvette.
Si on ose une synthèse, plusieurs strates se superposent. D'abord un conflit de perspectives sur la société : d'un côté, ceux qui, au nom de l'égalité, craignent que des dispositifs particuliers pour des sourds ne les excluent ; de l'autre, ceux qui constatent les inégalités d'accès aux soins - non imputables à la surdité, puisque l'intelligence est égale, qu'on soit sourd ou entendant - qui découlent d'une surdité « mal accueillie ». Au-delà du respect de la singularité individuelle, les progrès vers une jouissance équitable des droits résulteront de la prise en compte des langues et modes de vie communs à des groupes de citoyens.
Un deuxième niveau est le cadre juridique. Il évolue avec une lenteur déconcertante. Les sourds s'exprimaient dans leur langue bien avant sa "reconnaissance". Des bases législatives font encore défaut, notamment pour les "Langues de France" ou les statuts d'interprète, d'intermédiateur. La prise en compte de minorités reste balbutiante dans les projets de révision constitutionnelle pour la Corse ou les Outre-Mer.
Un troisième niveau se dessine à côté des conflits de valeurs et des enjeux juridiques, celui des pratiques. Ces dernières se développent et se nourrissent mutuellement. La LSF connaît une effervescence créative, et les sourds se professionnalisent dans de nombreux domaines. Le dispositif de soins en LSF s'étend continuellement, avec 25 lieux dédiés et 150 professionnels.1 L'activité du GAS se situe à ce niveau d'innovations, cherchant à mettre en lumière les situations à risque de dépendance et à esquisser des solutions.
En guise de conclusion, les proclamations d'universalisme qui camouflent les avantages majoritaires ou au contraire l'orgueil d'être différent, ne doivent en aucun cas "empêcher le bonheur d'être ensemble". Une vision relationnelle du monde envisage les rapports majorité/minorité, sourds/entendants, soignants/soignés dans l'optique d'un mieux-être commun. C'est dans la réalité de notre dépendance et interdépendance mutuelle que nous accèderons à la plénitude de notre humanité. Ainsi, l'universel ne rime plus avec uniformité, mais bien avec l'apport des diversités. Nombre d'entendants se laissent séduire par la clarté des concepts visuels ou par l'émotion universelle suscitée par la beauté des signes.
Dr Jean Dagron porteut du projet Groupe addictions Sourds soutenu par le Fonds national de lutte contre les addictions. sourcesls20@gmail.com
1Mise à jour régulière sur le site de SFSLS ( Société Française de Soins en Langue des Signes).