Il y a maintenant deux ans que j'achevais ce qui m'aura hanté durant dix ans, un cercle à la fois dantesque et vital. Je me tuais un peu plus pour conserver ce qui me restait d'existence à endurer. Ce moment je ne l'oublierai jamais, il m'habite en permanence, il m'a fait comprendre que je n'étais pas Cassandre mais plutôt Sisyphe. Peut-il vraiment être heureux Sisyphe ?
"Je m’étais enfoncé dans l’épaisseur de la nuit. Finir le douzième chapitre, j’avais cet objectif entêtant qui était entré subrepticement dans mon esprit et qui n’avait pas voulu le quitter. J’avais eu l’inspiration que quelque chose me poussait à l’écrire, quoi qu’il en coûte, qu’une imminence toute pressante m’enjoignait que ce serait cette nuit, qu’après ça n’aurait plus le même sens, ça n’aurait plus la même importance.
J’avais acheté une bouteille de vodka, des glaçons même. L’agencement semblait parfait, propice à la création, digne d’une construction linguistique élaborée. J’avais chassé, je le croyais du moins, toute contingence de mes pensées. Le poste à musique jouait La Passion selon Saint-Matthieu, je l’avais calé sur l’air « Geduld ! », espérant ainsi que je puisse produire quelques paragraphes liminaires me conduisant au nœud de ce chapitre, vers le sixième feuillet, à l’unisson de cet autre air « Erbarme Dich. »
Quand j’avais commencé l’écriture de ce roman, dix ans auparavant environ, j’étais certain que je ne le l’achèverais jamais. J’écoutais, c’est un souvenir extrêmement prégnant, le même air. Je ne savais rien de ce qu’il allait advenir, j’ignorais où ma fébrilité me mènerait, le chemin que mes mots emprunteraient. J’avais juste cette sensation que je commençais quelque chose que je terminerais un jour impérativement, je sentais qu’il faudrait que ce Nous ne nous relèverons plus jamais appellerait une fin, il portait en lui l’achèvement, la nécessité absolue de lui offrir l’aboutissement d’une fin. « Erbarme Dich mein Got. » Aie pitié, mon Dieu.
Je m’y été attelé parce que j’étais tombé amoureux, pour la première fois. Je veux dire que j’avais ouvert la boîte de Pandore, il m’était apparu que j’avais pénétré l’intimité du jardin du bien et du mal, que j’avais occis les cerbères, que, dégoulinant de sang, j’avais touché à la plus terrible, à la plus belle des choses qu’il m’ait été donné de connaître. En somme, je goûtais l’accomplissement de tout ce que je fuyais puisque, je le savais, je le croyais fermement, cela me perdrait. J’avais été avalé par le mystère de l’amour.
Il m’aura fallu de nombreuses années pour me convaincre que ça n’en était pas, que j’avais été le jouet d’une projection d’un fantasme ultime, d’un désir secret et inavouable. Je me suis douloureusement replongé dans cette folle perspective qui veut que je n’étais et ne serai jamais aimable. Que cet homme qui m’avait arraché à ma raison, qui avait ravi la fleur de mon secret, l’objet le plus précieux, le mieux gardé, la clef ultime qui ouvrait le barrage, qui me fendait puis me mettait dans une nudité aussi entière que vulnérable, je m’étais dit que cet homme m’avait quitté, qu’il n’avait pas pu m’aimer. Et je m’étais laborieusement employé à le croire, à imprimer cette idée dans la réalité que je bâtissais.
Des années, de longues années, ont glissé sans que je puisse même imaginer qu’un autre ne me touche, que je puisse offrir cette nudité, cette vérité toute première, toute pressée. Pas un geste, pas un mot. Des années à m’interdire ce que j’aurais considéré comme une trahison à la beauté de cet amour. Des années à endurer la solitude et la laideur de l’image que je produisais de moi. Je me pensais fou d’avoir pu envisagé que cet homme avait pu réellement m’aimer, que cet amour n’avait pas été juste le fruit d’un emballement, d’un désir murmuré, d’une soif inextinguible de communier. Non, c’était impossible, on ne m’avait pas aimé.
Pause.
J’écris, là, comme mes doigts gourds me le dictent. Je ne veux même pas y songer, même pas jeter un œil en arrière. Je ne veux pas prendre conscience que j’ai fini le douzième chapitre de Nous ne nous relèverons plus jamais. Chapitre douze, comme l’hémistiche de l’Évangile de Jean, comme disait Proust « la cîme du particulier. » Ce passage charnière, l’élément détonateur d’une apocalypse en devenir, la parole la plus lucide et désespérée. Jean faire dire au Christ : « La Lumière n’est plus avec vous que pour peu de temps. Marchez tant que vous avez la Lumière de peur que les ténèbres ne vous atteignent. » Jean, Livre Douze, verset trente-cinq.
Je viens de terminer ce roman. Il ne le méritait pas, il ne devait pas embrasser un achèvement. Il portait en lui l’incomplétude comme je porte la médiocrité. Je l’ai finis, c’est une erreur, c’est un soubresaut inepte de mon existence. Dix ans de chemins de traverses, dix longues putains d’années à maudire tout ce qu’il respirait, à prétendre qu’il s’achèverait au terme de ma vie, ni plus ni moins, pas avant, jamais.
J’attends les prémices de ce nouveau jour. Il n’annoncera rien de nouveau, il n’entérinera rien de plus, il n’obérera rien. Je n’ai remporté aucune bataille, je n’ai absolument rien gagné, bien au contraire. Le temps semble s’être contracté comme un fruit pourri, j’ai l’étrange sentiment d’avoir commis l’irréparable. J’ai apposé un point à mon Talmud à moi, j’ai répondu à mon insoluble question. J’ai pris la décision que ce roman était fait, rondement mené, qu’il avait rencontré le point culminant du sens qu’il avait engendré en naissant. Je viens de tuer dix ans de mon existence dans une confusion aussi glauque que grisante. Personne à qui le dire, personne pour l’entendre, personne pour le voir.
Je mets le premier mouvement de la septième symphonie de Beethoven. Dialogue entre les cordes, rythmes précis, langoureux, triste. Je replonge dans l’étendue de ce passé que j’enterre. Je suis là, surplombant l’un de mes charniers, je l’observe à me demander comment le détruire, comment me jeter dedans puis tout refermer. Comment cautériser définitivement la plaie. Dix ans de douleur, dix ans d’amour indicible, d’élan brisé, de mouvement de vie avorté. Je me tiens debout, le vent claque les traits usés de mon visage et, ça y est, enfin, les larmes coulent. Elles s’insinuent dans les sillons de mes cernes, de mes rides. Les larmes inondent ce qu’il me reste de visage, elles brisent le miroir que je ne contemple pas, elles épousent mes anfractuosités, elles parlent, elles donnent corps à mon cri.
Il presque cinq heures, je pleure. Les éléments me fouettent, il ébouriffent ma chevelure, ils tonifient les pulsations de ce sang honnis qui pulse dans mes veines. Je pleure, je suis debout, dedans la nuit. Le matin hurle sa venue, la lumière annonce sa venue, il ne me reste que peu de temps. Je l’ai souvent écrit, cet interstice unique, l’instant suspendu qui n’appartient qu’à mes propres sensations, ce moment où je suis pleinement présent, le visage posé sur une mousse, au pieds d’un chêne centenaire. Toute proche coule la rivière dont le courant joue entre les pierres, il y a le flux de la nature, l’unicité de tout ce qui fait monde. Et moi, poussière, prêt à me plonger dedans, à m’ensevelir centimètre par centimètre, de bout en bout.
Dix ans. Dix ans que je m’enterre. Dix ans que je nous suis tués. Dix ans que je t’attends. Dix ans que je l’écris, ce foutu roman.
Casta Diva.
Le largo m’appelle. Il descend le long de la rivière, il pose ses pas délicatement entre les pousses de fougère. Les chœurs s’unissent, bientôt la musique du jour va poindre. J’ai fini ce roman parce que je ne pouvais plus vivre avec l’idée qu’il attendait. Nous ne nous relèverons plus jamais, c’est drôle, non ? Moi, je suis là, amputé, brûlant de briser définitivement ce sort qui veut que tu n’es pas là. Ce roman, il nous célèbre dans la Lumière, dussé-je en périr."