Ce serait la cime du particulier, ce moment étrange de l’existence où s’intercale l’heure des choix, où d’un vague flottement à une bascule complète se déterminent l’ensemble des événements qui succéderont. Comme si d’un chaos pouvait naître le désir intime, fermement ancré, de survivre à l’instant présent. Comme s’il existait d’autre choix, de véritable choix, que celui de quitter un monde laid et injuste. Comme si la vie pouvait offrir encore de nouvelles perspectives, comme si l’amour et la bienveillance pouvaient se répandre en légions. Seulement, nul n’a bâti Constantinople ni Rome avec des « si ». Parce que l’épreuve du temps s’inscrit dans une durée complètement imperméable à la compréhension humaine, à son idée construite du monde au-delà de soi, de cet espace entre lui et l’Autre. L'être humain a rarement pensé la notion du temps, certainement parce qu'elle les renvoit à leur angoisse la plus latente, à la finitude. Et certainement aussi parce que le temps demeure depuis l'origine de l'humanité à la fois un mystère et quelque chose qui échappe entièrement à la moindre maîtrise. L'être humain n'a pas la prise, le pouvoir de l'influencer ou de le modifier, de l'oublier ou de le monétiser.
Marcel Proust aimait à se trouver dans cette cime du particulier, lui qui a mûri si longtemps, si douloureusement, La Recherche. Proust qui fut certainement, comme souvent le sont les écrivains de talent, dans la préparation du roman, à savoir le faire-écrire, plus que dans l’achèvement d’une œuvre. Achever un roman c’est lui rendre sa liberté, c’est aussi faire acte de dépossession, c’est se mettre dans l’attitude de quelqu’un qui s’offre sans retenue, avec abandon. Écrire, en somme, est un acte d’amour. C’est aussi impudique que coûteux.
Ce serait donc ce moment, ténu et tendu, frêle mais incisif, dans lequel tu avancerais comme l’on pénètre dans un brouillard. Dépouillé de tes certitudes, dépossédé de tes minces espoirs, aussi nu qu’Adam et Eve. Dans le moment fragile et sombre où il faudrait acter des choix puis poursuivre le reste de ton existence, ou pas, avec autant de convictions que d’inclinations. Devant l’imposant Sphinx qui te questionne afin de remporter cette décisive épreuve. L’ultime étape, tu le sais, avant le reste de ta vie.