À l’heure où le Proche-Orient est un champ de ruine et où l’État islamique décapite ses otages et prisonniers, Shirin Ebadi[1] a rappelé à Rome qu’il fallait combattre le fondamentalisme avec des livres et des écoles, non pas des bombes. Décryptage des relations entre terrorisme jihadiste et terrorisme d’État au Moyen-Orient.
L’Occident et le Royaume d’Arabie saoudite partagent ceci de commun : ils ont transformé le Moyen-Orient en un véritable château de Silling, lieu de réalisation des passions les plus perverses et destructrices, si chères à Sade[2], l’ubris, la jouissance criminelle à huis clos, et petite touche moderne s’il en faut, cela sous les caméras parfois obscènes de mass-médias complices ou insipides.
Un État selon Carl von Clausewitz a besoin d’un ennemi pour exister, c’est ainsi qu’il se définit, la guerre n’étant que la poursuite de la politique par d’autres moyens selon sa célèbre formule. Or, depuis la fin de la Guerre froide et la persistance du réalisme comme doctrine des relations internationales, une tendance semble se dégager. L’islamisme « jihadiste-terroriste » devient chaque année un peu plus l’ennemi idéal des Occidentaux.
Au Moyen-Orient, les Occidentaux ont jeté leur dévolu – et leurs armes de destruction massive – sur les « terroristes islamistes ». Non pas pour sauver les populations locales ni pour faire germer les droits de l’homme ou la paix, mais pour servir ce qu’ils pensent être leurs intérêts économiques et politiques dans la droite lignée de la théorie réaliste. La réaction armée en août 2014 pour chassegarder le Kurdistan irakien n’avait d’autre motivation que de protéger les organisations occidentales et leurs centaines d’expatriés implantés à Erbil, Dohuk et Sulaymaniya. Aujourd’hui, la coalition internationale emmenée par les États-Unis stoppe la montée en puissance de l’État islamique qui pourrait également menacer le Royaume de Jordanie, pays tampon pour Israël et bastion des Occidentaux. En effet, le peuple sunnite du Royaume vit dans la pauvreté et offre par conséquent un terreau fertile au discours islamiste. Zarkawi, un des leaders d’Al-Qaïda mort en 2006, venait de la ville industrielle de Zarka au nord d’Amman.
Les jihadistes, un ennemi instrumentalisé idéal
L’État islamique, cette organisation salafi-djihadiste d’inspiration wahhabite, est-il réellement une menace pour les intérêts occidentaux ? Oui, mais une menace très acceptable, car très arrangeante. Après décryptage, les groupes jihadistes et l’islam radical se révèlent être en fait un levier d’action et de manipulation très utile pour les Occidentaux.
Tout d’abord, l’État islamique est une proie militaire de faible envergure, c’est un ennemi facilement « maîtrisable » en termes opérationnels. Elle ne possède pas d’armée professionnelle, seulement un grand nombre de combattants équipés essentiellement d’armes légères. Elle n’a pas d’aviation opérationnelle ni d’armement nucléaire. En outre, elle n’a ni la capacité ni le savoir-faire technologique pour en fabriquer. Rien en somme qui puisse la comparer à l’ex-URSS, à la Corée du Nord ou à l’Iran. Cet ennemi numéro un de faible envergure dessert royalement les intérêts des Occidentaux et de leurs protégés pour d’autres raisons également.
Ce groupe agit dans une région stratégique en termes géopolitiques, c’est la malédiction du pétrole et de la terre promise. En favorisant l’émergence de groupes ultra-radicaux dans la région, les Occidentaux savent que tôt ou tard des parties prenantes au conflit feront appel à eux pour jouer un rôle protecteur. La montée en puissance de l’État islamique fut le prétexte parfait pour revenir légalement en Irak pour les États-Unis et le Royaume-Uni alors qu’ils ont occupé et détruit ce pays dans l’illégalité la plus totale. Aujourd’hui ils ouvrent un aéroport militaire chez les Kurdes et leurs troupes débarquent petit à petit à Bagdad. La France vient positionner ses avions de chasse dans la région. En résumé : le pétrole et Israël sont sous bonnes gardes, un œil est gardé sur la République islamique d’Iran, et les Occidentaux continuent leur rôle de garde-fou auprès des monarques-pantins sunnites. La stratégie d’instrumentalisation de l’État islamique fonctionne à merveille.
Pour le Royaume d’Arabie saoudite, l’avènement d’un territoire contrôlé par des insurgés sunnites à cheval sur la République arabe syrienne et la République d’Irak est important stratégiquement pour casser l’avènement d’un axe chiite Iran-Iraq-Syrie-Hizbollah. En ce sens, la stratégie du prince Bandar[3] a réussi, bien que le Royaume d’Arabie saoudite semble avoir perdu le contrôle de ce mouvement insurrectionnel avec un possible retour du bâton.
Une opinion publique abusée
Ce n’est pas tout de faire la guerre, encore faut-il aux dirigeants occidentaux la « vendre » à leurs électorats. Or, il est facile de rallier l’opinion publique occidentale à la guerre contre avec les islamistes jihadistes, car ils suscitent un fort rejet identitaire. En effet, leur projet de société est aux antipodes de celui des Occidentaux sur bien des points : rendu de la justice, place de la femme, forme du politique, etc. Leur modèle de société fait peur et les gouvernements occidentaux n’hésitent pas à user de cette peur, à gouverner par elle[4]. Les médias de propagande, France 24[5] par exemple, n’hésitent pas à s’en faire le relais. À propos des problèmes au Moyen-Orient, la vérité est hors de portée du citoyen et fréquemment du citoyen expert dans le domaine.
Alors l’argument en apparence indiscutable mis en avant dans la rhétorique, c’est la barbarie. L’Occident et ses lieutenants se confronteraient à la barbarie. Les bombes et les drones, les assassinats téléguidés, sont-ils moins barbares que les couteaux ? On est en droit de s’interroger. Le psychologue concepteur du programme de torture de la CIA s’est lui-même demandé pourquoi les gens étaient si sensibles à la torture et ne se posaient aucune question sur les attaques aériennes (avions, drones, etc.) qui déciment les civils[6]. D’autres comme la fondation Fanon — qui fut présidée par Aimé Césaire – vont même jusqu’à affirmer que « les premiers et les pires barbares sont parmi nous »[7], remettant en cause le deux poids deux mesures en matière de barbaries.
Le « monopole de la violence physique légitime »[8] que les citoyens occidentaux octroient à leurs dirigeants, il semblerait que ces derniers en fassent l’usage le plus cynique et le plus vil au Moyen-Orient, d’une manière tout à fait sadienne. Depuis les accords Sykes-Picot en 1915 qui partagent le Moyen-Orient entre Français et Britanniques, leurs politiques extérieures ne portent en elles aucun idéalisme et assassinent l’intérêt général. Selon l’expression de Jean Ziegler, vice-président du comité des droits de l’Homme des Nations Unies, les Occidentaux se nourrissent de leur fascisme extérieur. En effet, ce fascisme extérieur a favorisé depuis un siècle le sous-développement des pays musulmans et muselé les voix porteuses d’émancipation[9]. Non seulement le camp occidental est contrevenu aux valeurs qu’il dit défendre, mais en outre il a légitimé le Royaume d’Arabie saoudite, berceau de l’idéologie wahhabite.
Et voilà bien la source du problème : la compromission des régimes occidentaux avec l’Arabie wahhabite. Née au 18e siècle, l’école de pensée wahhabite est marginale jusqu’à la conquête de l’Arabie[10] par la famille Saoud au sortir de la Première Guerre mondiale. Les Occidentaux voient alors d’un bon œil l’arrivée des Saoud au pouvoir au détriment du Chérif Hussein, à qui ils avaient promis la création d’un royaume arabe indépendant[11] pour le convaincre de se soulever contre les Ottomans. Le pacte du Quincy au sortir de la Deuxième Guerre mondiale consacra l’alliance entre la première puissance mondiale américaine et leurs vassaux saoudiens. L’interprétation la plus rigoriste de l’Islam est dès lors couvée par les Occidentaux qui y voient un intérêt commercial et financier. Au pays des mille princes, légalement, on lapide, on sabre les têtes, les pieds et les mains, les femmes n’ont pas le droit de conduire et ne peuvent sortir seules du pays et parfois de la maison, l’apostasie et l’homosexualité sont des crimes. Cette interprétation moyenâgeuse de la religion musulmane diffusée à coup de pétrodollar s’est notamment exportée par les travailleurs étrangers qui reviennent endoctrinés dans leurs pays d’origine après de longues années de labeur et d’acculturation. Une acculturation obligée aux pays des lieux saints de l’Islam, dont la famille Saoud est garante. S’il existe une condamnation unanime et légitime de l’État islamique, c’est pourtant bien du côté des marionnettes saoudiennes et de leurs protecteurs qu’il faut regarder. À trop pointer le doigt, on finit par en oublier la lune !
Il y a fort à parier qu’à l’heure de l’après-pétrole les Saoud tomberont comme un fruit mûr et que le règne wahhabite n’aura été qu’un passage sombre de l’histoire de l’Islam. Pour l’heure, la dé[con]struction en règle du Moyen-Orient suit son cours.
[1] Juriste iranienne, défenseuse des droits de l’Homme et prix Nobel de la paix en 2003
[2] Hommage à l’auteur dont nous célébrons le bicentenaire de son trépas.
[3] Chef du service des renseignements saoudiens de juillet 2012 à mars 2014.
[4] A ce sujet, je recommande l’excellent livre de Corey Robin La peur. Histoire d’une idée politique. Publié en 2006 chez Armand Colin.
[5] Cf. Marc Saikali, directeur de France 24, écrit dans un email aux journalistes de la chaîne : « La ligne éditoriale de la chaîne est claire: ce sont des terroristes et des barbares. J’attire particulièrement l’attention du booking sur les invités. Je ne veux plus voir un seul crétin qui justifierait les actions de ces sauvages sous prétexte politique sunnite ou chiite. Pour une fois, il y a les gentils et les méchants! Eux, sont les pires ennemis de notre civilisation. Nous allons devoir gérer leur existence pour au moins cinq ans. Au moindre dérapage, je serai intransigeant. Notre devoir est de lutter contre eux. Tout le temps. »
[6] https://news.vice.com/fr/video/larchitecte, 17 décembre 2014, 6-7ème minutes
[7] 27/09/2014, http://frantzfanonfoundation-fondationfrantzfanon.com/article2250.html
[8] Attribut qui définit l’Etat dans la théorie wébérienne
[9] En guise d’exemple, rappelons le coup d’Etat contre Mohammad Mossadegh en Iran en 1953, opération Ajax menée par la CIA.
[10] Ibn Saoud conquit le Nejd, le Hassa, l’Assir puis le Hijaz
[11] Royaume allant de la mer Rouge à la Syrie. Il n’en fut rien. Les Français écrasèrent l’armée arabe non loin de de Damas en 1920. En guise de compensation, Faysal et Abdallah, deux fils du chérif Hussein, furent nommés respectivement roi d’Irak et émir de Transjordanie, deux pays sous mandat britannique. Ibn Saoud ravit au chérif Hussein le Hijaz en 1924.