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Billet de blog 15 mars 2022

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Il n’y a que la violence qui paie ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il y a des discours bien plus dangereux que les jeunes. Difficile de comprendre ce qui se passe aujourd’hui en Corse si on ne sait rien ou si on ne lit pas autrement l’histoire du couple Corsica – France et du trauma qui nous piège. L’idée que la fin justifierait les moyens, l’idée que tous les moyens sont bons, le fait que l’État puisse à ce point mépriser ses propres lois, ne sont-ils pas dictés par le trauma qui gouverne en nous, des deux cotés, et explique l’explosivité que chacun peut observer.

Le corbeau et le renard

J’entends dire que la Corse aurait obtenu davantage en 7 jours de violence qu’en 7 ans. Cela me fait penser à la fable de La Fontaine, le corbeau et le renard. Le corbeau se sent mal aimé, peu reconnu, blessé, délaissé. Le renard a compris son point faible. Il sait repérer son point faible. Il lui dit alors qu’il est le plus beau et que si il accepte de chanter, on va le reconnaître comme le plus admiré de la forêt. Le peuple des corbeaux applaudit. Le corbeau affamé de reconnaissance se fait piéger. Il ouvre son bec et chante. Il perd son fromage, que le renard s’empresse de lui voler. 

Nos signaux de proie

Au-delà de cette fable, chez nous, les réalités jouent sur nos points faibles : déficit de reconnaissance, vieilles blessures non reconnues, humiliations dans le sac à dos, déceptions, résignations, colères… et intrusion de la violence. Le narratif de notre capacité à détruire, à exploser, est bien exploité. Un narratif qui date de Mérimée, qui perturbe notre propre regard, notre analyse sur les réalités et sur nous-mêmes. Il nous façonne à tel point que nous finirions par lui ressembler quelquefois. Il est à l’origine des « signaux de proie », que nous émettons à notre tour. Quand nous répétons « nous savons d’où nous venons, vous savez ce dont nous sommes capables, reconnaissez-moi ou je fais un malheur…  », nous adressons-là, la clef de nos faiblesses, le message de notre vulnérabilité, nous donnons à l’autre ce que les neurosciences appellent un signal de proie, un signal de victime. 

Le troc malheureux

Si le renard dit au corbeau, donne-moi ton chant je te donnerai mes flatteries, on dit à la Corse « donne-moi ta violence, je t’accorderai mon attention, mon intérêt, mon admiration ». Comme dans le corbeau et le renard, ce troc malheureux nous trompe. D’autres en deviennent addicts et propagent : il n’y a que la violence qui paie. Un piège très efficace. C’est là une manière de soumettre toute la Corse et ses problèmes à cette fausse fatalité : nous n’aurions donc pas le droit à la dignité d’un combat du XXIème siècle  ? Notre combat à nous ne serait donc qu’une minorité qui frappe, une autre qui applaudit, et la majorité qui observe ou se tait. Justement parce qu’elle ne veut pas tomber dans ce piège. D’autres n’hésitent pas alors à donner un pouvoir absolu à cette violence de rue, ignorant combien elle est un moyen toxique. « Comment peut-on donner le nom de force à autant d’impuissance » disait Voltaire. 

En 7 jours mieux qu’en 7 ans 

On affirme que la violence aurait obtenu en 7 jours plus qu’en 7 ans de politique. En fait, elle aurait obtenu la juste application du droit pour 3 détenus et la venue d’un ministre de l’intérieur comme lot de consolation. Effectivement, symboliquement, humainement, le droit des 3 détenus, ce n’est pas rien, et il était temps. Mais la vraie logique qui prévaut à ces décisions est ailleurs. Elle est d’abord dans la mauvaise conscience de l’État, malheureusement justifiée. Dans son acharnement à ne pas appliquer ses propres lois, l’État est aujourd’hui dans un tort juridique scandaleux, un tort qui éclate au grand jour par l’agression en prison d’un homme qui est désormais entre la vie et la mort. Comment réparer cela  ? Face à une agression scandaleuse qui l’accuse, l’État ne tenterait-il pas d’organiser son impunité, de s’affranchir de sa mauvaise conscience, et d’une grave responsabilité  ? Cela vaut bien quelques concessions. Ainsi, le postulat, le piège « il n y a que la violence qui paie » n’est-il pas encore et encore une erreur intellectuelle, politique et stratégique gravissime pour la Corse, pour la jeunesse dont il faut mesurer les inquiétudes, et pour la justesse d’un combat à mener. Le postulat mérite en tous cas d’être interrogé, remis à sa place, démasqué et discrédité aujourd’hui et à tout jamais. 

Et si on ne te donne pas ce que tu réclames, toi violence, tu feras quoi  ? 

Si la violence a souvent mis la Corse à la Une, c’est justement parce que la violence est pain béni. Elle est utile à l’adversaire, qui sait comment l’exploiter et l’exposer. Rien de mieux pour prouver que le méchant c’est l’autre, pour le décrédibiliser, isoler notre combat aux yeux de l’Europe et du monde. Y a-t-il d’ailleurs un seul tiers crédible qui prend partie pour la Corse dans le monde ? L’Europe de 2022 nous voit ainsi applaudir les cagoules et la violence, le moyen le plus archaïque, le plus inefficace, le plus toxique, le moins crédible pour mener une lutte noble. 

Nos malheureuses démissions

En attendant, un homme de plus est entre la vie et la mort, d’autres sont blessés. En attendant, nous renvoyons nos défis et nos problèmes aux lendemains. Nous déléguons à Paris le pouvoir de faire ou défaire notre pays, de donner un sens à notre histoire, de faire ou défaire notre langue, faire ou défaire notre agriculture, faire ou défaire notre capacité à produire ce que nous mangeons… et enfin le pouvoir de déclencher notre violence. Il s’agit-là d’une démission malheureuse. L’autre a pris un tel pouvoir dans nos consciences que nous ne savons même plus faire le jardin, planter les arbres qui nous ont nourris pendant des millénaires. Il s’agit là d’une impuissance fondamentale. Ainsi, nous cédons à autrui les moyens de nous rendre heureux ou malheureux, prospères ou précaires, autonomes ou soumis. Si nous nous réduisions à la seule « souveraineté arbitraire » et destructrice de la violence, face aux violences structurelles, économiques, mémorielles infligées à la Corse et qui pèsent lourd, nous n’aurons que peu de chances de construire la Corse dont nous rêvons. Les rues de Corse laissent l’immense majorité des citoyens de l’île encore plus dépités, séparés, divisés, et exclus du cercle de la participation citoyenne. Applaudir les cagoules face aux CRS n’est d’ailleurs qu’une forme de violence par procuration : j’admire la violence des autres, et je rentre chez moi. Dans ce contexte, ce qui est constructif est facilement considéré comme trahison, futile, dérisoire ! C’est la Corse à l’envers. Ce sont les vrais intérêts de la Corse à l’envers. Un amalgame terrible entre causes et effets. Prenons garde à ce dangereux aiguillage vers l’avenir. 

Une radicalité positive

Comment transformer alors les justes colères, comment transformer cette violence  ? Comment transformer la « pulitichella de la violence », la « pulitichella de la répression », de la tension, du bras de fer ? Comment nous mettre à hauteur de la noblesse de la Corse et de son combat pour ÊTRE ? Comment inventer une radicalité positive, heureuse, efficace, à laquelle tous les citoyens peuvent participer : une radicalisation pour la dignité, à visage découvert, dans le besoin de vérité, dans le besoin de dignité de la Corse  ? Non, ce n’est pas l’autre qui peut te rendre souverain, encore moins par un statut de papier. C’est toi qui te transformes, et transformes tes réalités, ton destin. C’est toi qui deviens souverain. La violence nous vole cela, et elle nous vole plus encore. Aujourd’hui, on peut, on doit, être héroïque d’une autre manière. Visiblement « A populu fattu, bisognu à marchjà » ne veut pas dire la même chose pour tout le monde. Il s’agit de lui donner son véritable sens pour 2022. 

Jean -François Bernardini
u 15 di marzu 2022 

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