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Billet de blog 26 juin 2021

Jean-François DUPEYRON

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Étude sur l’adhésion et le respect des gestes-barrière.

Je publie ici une étude sur les "gestes barrière" rédigée par Mathias Moreau, doctorant en philosophie de l'éducation à Bordeaux-Montaigne et Sherbrooke (Canada) et formateur d'adultes dans le secteur sanitaire et social.

Jean-François DUPEYRON

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Étude sur l’adhésion et le respect des gestes-barrière.
Quand le normal devient pathologique au regard des ressorts socio-psychologiques de la peur et de l’ignorance.


« La science, dans son besoin d'achèvement comme dans son principe, s'oppose absolument à l'opinion. S'il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion ; de sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort. L'opinion pense mal ; elle ne pense pas: elle traduit des besoins en connaissances ! »
Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris : Vrin. p.17 d’après l’édition numérique réalisée par le site http://classiques.uqac.ca/.


« Une crise ne devient catastrophique que si nous y répondons par des idées toutes faites, c'est à dire par des préjugés. Non seulement une telle attitude rend la crise plus aiguë mais encore elle nous fait passer à côté de cette expérience de la réalité et de cette occasion de réfléchir qu'elle fournit. »
Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris : Gallimard. p.225


Cette étude prend sa source dans l’observation des faits et gestes, des discours, des conversations et des conflits interpersonnels observés, entendus et vécus depuis le début de la crise sanitaire en France à la mi-mars 2020. Pendant une année, je me suis attaché, par la nature même de mes expériences professionnelles, de ma profession actuelle et de mon parcours universitaire, à noter et à travailler sur les ressorts socio-psychologiques qu’une telle crise mettait en évidence dans la population. Mais s’il s’est agi des autres, il en allait également de moi : de mes capacités à me confronter à la réalité et à questionner mon rapport à l’idéalisation des domaines de compétences que je considère comme l’aristocratisme professionnel et donc personnel. Travaillant depuis trois ans à la rédaction d’une thèse en philosophie de l’éducation, je me suis donc attaché à l’observation de plusieurs concepts qui me semblaient appartenir universellement et depuis toujours à la vie en collectivité : la compréhension des notions de normal et de pathologique, la cohérence comportementale de l’individu, la connaissance biologique, la légitimité scientifique et professionnelle, la morale et l’éthique, les représentations, le pouvoir administratif, la soumission à l’autorité. Tous ces concepts tenaient dans un crédo martelé depuis le début de la crise par le gouvernement : l’adhésion et le respect des gestes-barrière. Mettre un terme à ces observations devait selon moi relever de deux éléments particuliers, soit la fin même de la crise sanitaire et l’éradication d’une façon ou d’une autre du virus, soit d’un événement singulier qui me ferait comprendre que j’étais allé jusqu’au bout de mes interrogations. Ce fut la seconde option. Événement singulier d’un point de vue personnel mais qui ne l’était certainement pas dans le quotidien des français depuis 2020.
Je suivrai donc dans cette étude le cheminement chronologique des événements nationaux et locaux, professionnels et personnels de la mi-mars 2020 à mai 2021. Avec force objectivité, je mettrai en parallèle la réalité scientifique et la perception de la réalité, qu’elle concerne les personnes rencontrées ou la mienne. En cela, il s’agira en toute honnêteté d’une mise en perspective des changements psychologiques, cognitifs et sociologiques qui nous ont tous concernés.

1.Vanité et humanité
À la mort de Gottfied Leibniz, Bernard de Fontenelle, philosophe et académicien français, passé maitre dans l’éloge funèbre, écrit sur le philosophe et scientifique allemand qu’il tient en haute estime, quelques pages dont un passage nous intéresse particulièrement. Fontenelle évoque l’ouvrage intitulé Code du droit des gens dans lequel Leibniz étudie les lois des nations, les déclarations de guerre et les traités de paix, les contrats de mariages des gouvernants royaux, etc. Fontenelle comprend que Leibniz, en étudiant ces documents légaux, peut entrevoir les mécanismes de la construction de l’Histoire. Les lois des nations rédigées, l’Histoire et a fortiori les comportements humains ne peuvent qu’en découler: « [Leibniz] y fait voir que les actes de la nature de ceux qu’il donne, sont les véritables sources de l’histoire, autant qu’elle peut être connue ; car ils sait bien que tout le fin nous en échappe, que ce qui a produit ces actes publics, & mis les hommes en mouvement, ce sont une infinité de petits ressorts cachés, mais très puissants, quelquefois inconnus à ceux mêmes qu’ils font agir, & presque toujours si disproportionnés à leurs effets, que les plus grands événements en seraient déshonorés. Il rassemble les traits d’histoire les plus singuliers, que ces actes lui ont découverts, & il en tire des conjectures nouvelles & ingénieuses, sur l’origine des électeurs de l’empire, fixés à un nombre.» (FONTENELLE, B. (1785). Œuvres de monsieur De Fontenelle, tome second. p. 207-208).
Plus de deux cent ans avant la tornade physiologique nietzschéenne et l’invention de la psychanalyse, Leibniz et Fontenelle avaient, en utilisant le terme de « ressort » compris que l’Homme était mu par ce qu’on appellerait plus tard des pulsions. Ces ressorts pulsionnels inconscients construisaient l’Histoire des hommes en tant qu’ils étaient cause et conséquence. Tout le génie de la philosophie qu’elle fut existentialiste ou phénoménologique et de la médecine psychique fut de mettre en lumière ces tendances. Mais la connaissance de la vie psychique n’évinça aucun problème. À croire même qu’elle était mise de côté comme un concept abandonné aux objets trouvés, tout comme on faisait table rase de la réflexion et de la raison lorsque nous pensions la fin des temps arriver. La crise sanitaire due au SARS-CoV-2 (Acronyme anglais signifiant Severe Acute Respiratory Syndrome Coronavirus 2) en fut un parfait exemple.
Nous devons nous souvenir avant toute chose, alors que les nouvelles en provenance de la Chine étaient pour le moins troublantes au début de l’année 2020 et que le virus semblait se propager d’est en ouest, que le gouvernement français en février, n’avait pris la mesure de quoi que ce soit. Alors que les morts commençaient à s’additionner aux portes du pays, en Italie, et que le premier mort français avait été officiellement déclaré, Emmanuel Macron et Olivier Véran se déplaçaient à l’hôpital de la Pitié-Salpétrière pour vanter leur politique sanitaire. Une énième fois, comme tant de gouvernements auparavant, ils furent soumis aux inquiétudes et aux revendications légitimes de soignants en détresse. Leur réponse fut sans équivoque : « On n’est pas restés assis sur sa chaise depuis deux ans et demi. » (Coronavirus : Macron et le gouvernement tentent de rassurer la population, article paru le 28 février 2020 sur le site Le Monde. En ligne : https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/02/28/coronavirus-la-pression-monte-en-france-pour emmanuelmacron_6031136_823448.html Consulté le 16/06/2021).

Il serait je pense sincèrement inutile de confronter cette défense avec les réalités dramatiques des soignants français et de l’état de l’hôpital public. En lieu et place d’une communication et d’une éducation adaptée à la population, le gouvernement choisit donc de nier la réalité. Nous ne nous arrêterons pas à la réalité économique soumise aux désidératas politiciens et aux contingences ultra-libéralistes, mais à celle de la biologie. Dans la mise à l’écart de cette réalité qui court bien au-delà de toutes les autres réalités, s’affichait au grand jour la vanité légendaire de l’être humain. Dans son histoire, il est judicieux de questionner le fait qu’il ait phagocyté le concept même de la biologie. À la suite de son appropriation de la nature (Cf. le livre de HUSSON V. (2020). L’Écologique de l‘Histoire, Paris : Diaphanes Anarchie), l’être humain a mordu la main de celle qui l’avait créé et le faisait se mouvoir, réfléchir, agir. En se débarrassant de la biologie, l’Homme se débarrassait de l’humilité, celle qui lui avait permis un temps de se considérer comme faisant partie d’un ensemble systémique. Il aura fallu peu de temps pour qu’il déconstruise cette cohérence et s’épanche dans la fange de la consommation et du rejet. La biologie avait construit l’Homme mais le détruirait avant qu’il n’ait pris conscience de sa fatuité. Le sentiment d’immortalité qui le caractérise aujourd’hui est un de ces petits « ressorts » dont parlaient Leibniz et Fontenelle, pulsion qui a fait de l’être humain une créature tout aussi pédante que misérable. Il faut donc mettre cette crise sanitaire au regard de ce que l’Homme a manipulé comme concepts entre ceux du normal et du pathologique. De ce qui était toujours apparu comme normal au clinicien, au scientifique, c’est-à-dire à l’individu qui se plaçait tout d’abord au-dehors de toute injonction sociale ou économique pour mieux les intégrer par la suite, s’est déplacé pour des raisons purement économiques vers le pathologique. Tout est devenu pathologique en tant que la morbidité représentait ce qui ne pouvait être conçu comme une source potentielle d’accroissement de la richesse, de la productivité.

En appui des campagnes de prévention sanitaire apparues de façon importante au cours du XXème siècle, les systèmes de santé publique, jusqu’alors peu développés, se sont élargis avec en directrice d’ouvrage l’avancée de la connaissance biologique. La population augmentant, la recherche avançant, l’idée d’allonger toujours plus l’espérance de vie et donc d’accentuer la productivité s’est faite jour dans l’esprit des États. Dès lors, les dépenses de soin se sont accrues naturellement, parce qu’avec l’arrivée de nouveaux produits pharmaceutiques réduisant considérablement les maladies infectieuses, de nouvelles réalités plus meurtrières encore apparurent. La sédentarité et l’alimentation industrielle, les consommations exponentielles d’alcool et de tabac dues à l’industrialisation de leur production, les modes de vie citadins psychiquement stressant, la multiplication des moyens de transport furent dès la seconde moitié des années 1980 un détonateur particulièrement efficace pour une explosion des maladies cardio-vasculaires, des cancers et d’accidents en tous genres. Le nombre de patients augmentait et avec lui, un doute grandissant sur la possibilité de voir en la population une source inépuisable d’agents de production. Le système de santé français basé sur l’esprit de solidarité ne tint pas longtemps le rythme effréné de l’expansion humaine et des maux qui en découlaient. Car dans sa fougueuse jeunesse, le iatrocapitalisme ne s’était pas rendu compte que le soin n’était et ne serait jamais rentable. Soigner ne rapportait rien et coûtait extrêmement cher, il était donc préférable que les gens ne tombent pas malades. En évitant de côtoyer les hôpitaux, ils n’étaient pas non plus confronter aux désirs étatiques qui s’exprimaient dans l’insalubrité des locaux, l’absence des moyens humains, matériels et financiers et la déliquescence de l’esprit de soin que l’État aurait dû protéger comme un trésor national. Un de ces principaux désirs était en plus de renvoyer la charge financière vers d’autres organisations ; en se désolidarisant de la nécessité de soigner, l’État se débarrassait des coûts exorbitants de la santé publique. Mais dans ce calcul pour privatiser la santé, il avait fini par privatiser également, non seulement l’esprit de la population, mais aussi celui des soignants. La privatisation des esprits signifiait que la réalité des événements changeait, et ici ce qui nous intéresse, la réalité biologique. Il y aurait désormais des urgences et des urgences qui n’en seraient pas, des organes à retirer et d’autres non, des journées d’hospitalisation supplémentaires à observer et des situations où l’on jugerait que le plus était superflu, la qualité des repas commençait à changer, les temps d’attente d’un rendez-vous augmentèrent, les sourires sur le visage des soignants disparurent au profit d’une inquiétude quant à l’organisation du planning personnel. Les temps de vacances étaient suspendus non plus au droit, mais à l’appréciation des cadres dont on exigerait désormais qu’ils obtiennent un diplôme en management. Mais tout ceci n’était rien au regard de la plus terrible des conversions, celle qui concernait ce qu’était réellement la biologie et ce qu’elle n’était pas. L’histoire du normal et du pathologique est une vieille analogie idéologique dans l’histoire de la médecine. Il faut d’ailleurs rendre à Hippocrate ce qui lui appartient, cette faculté d’avoir avec si peu de connaissances réussit à définir ce qu’était la vie humaine et par extension le vivant dans son ensemble, et surtout comme on le prenait en soin. Pour résumer la vision hippocratique, il faut faire l’effort de rompre avec ses propres représentations post-modernes, et repartir aux temps antiques où l’anatomie cellulaire était inconnue. Peut-être comprendre par-là qu’en l’absence d’entendement théorique, Hippocrate et ses disciples se sont attachés à seulement observer la vie comme elle était. La clinique fut une invention primordiale. Il n’y a jamais eu donc de conception pathologique de la vie avant, paradoxalement, que l’on comprenne comment la cellule fonctionnait, c’est-à-dire au XXème siècle. Si cette découverte permit les réponses aux questions que l’on se posait, elle eut un effet dévastateur sur l’idée même de la nature cellulaire et l’idée de ses modulations génétiques. Car avec les travaux sur la chimie cellulaire, nous comprimes certes comment la cellule existait, mais se forgea également l’idée terrifiante que peut-être nous pourrions un jour modeler à notre convenance cette même existence. La découverte du fonctionnement cellulaire permit la remise en question du fonctionnement cellulaire. Là se trouvait la vanité humaine.
Il n’y a donc de normalité qu’au regard de l’inexistence du pathologique. Car si nous partons du principe que la cellule, en tant que micro-organisme vivant, se nourrissant de nutriments et d’oxygène, expulsant les déchets qui résultent de ces actions, est soumise normalement à n’importe quelle variation de son environnement – alimentation, qualité de l’air respiré, sédentarité, traumatismes psychiques, éducation, etc. –, alors nous pouvons aisément comprendre en quoi les événements extérieurs ont un impact direct sur le génome cellulaire. La vanité de l’être humain réside dans le fait qu’il ait oublié sa base existentielle : la cellule ; et cette vanité réside dans le fait qu’il ait oublié qu’il ne décidait véritablement rien de ses actions puisqu’elles étaient soumises aux volontés cellulaires.
La prétention de l’être humain n’a d’égale que sa propension à oublier que jamais il n’a contrôlé la biologie, et cette prétention est aussi formidablement ridicule que son espérance dans le fait de la maitriser un jour. Au XXIème siècle, un simple virus respiratoire mit à genoux près de huit milliards d’êtres humains et leur certitude absolue quant à la commande de leur existence. Ils virent, de plus, leur système économique favori réduit en cendres après deux mois de crise, le capitalisme tentaculaire se prit les pieds dans la réalité biologique. C’est en cela qu’elle court au-delà de toutes les autres réalités, en tant qu’elle est seule décisionnaire. La méconnaissance de ce qu’est cette réalité a mené l’Homme dans une impasse existentielle. Inventant la maladie comme une excuse à l’incompréhension, il s’est fourvoyé dans l’ignorance et la peur. . « […] La maladie n’est pas quelque part dans l’homme. Elle est en tout l’homme et elle est tout entière de lui. Les circonstances extérieures sont des occasions mais non des causes. » (Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique. Paris : Presses Universitaires de France. p.12). Cette phrase de Georges Canguilhem résume à elle seule cette réalité. La maladie n’est pas pathologie comme l’Homme a construit le terme, elle est processus naturel.


2. Le début de la fin


Les 11,12 et 13 mars 2020, je donnais des cours à une promotion de futurs aides-soignants dans un I.F.S.I. de la région parisienne. Tout le monde au sein de l’établissement commençait à se poser des questions quant à la suite des événements et des formations mêmes mais je ne souscris pas à la psychose débutante et assurai mes cours normalement. C’est à ce moment-là que le gouvernement prit la mesure des choses, et le 12 et 16 mars, Emmanuel Macron prit la parole et dans un discours empreint de solennité hasardeuse déclara un confinement général du pays avec des restrictions quant aux libertés individuelles inédites en tant de paix. Deux expressions utilisées lors de ces discours marquèrent les esprits : « nous sommes en guerre » et « quoi qu’il en coûte ». E. Macron faisait de la seconde expression un crédo anticapitaliste en capitaliste qu’il était. Curieuse et soudaine allégeance qui ne tiendra que les deux mois et demi du confinement. Nous savons désormais que cette idée d’abandonner tout compte financier étatique au profit des citoyens n’était qu’une mesure prise dans l’urgence, sans réel calcul de ce que cela allait réellement provoquer. Comme un insecte pris dans les faisceaux d’un phare et voyant la voiture fondre sur lui, l’exécutif était pris au piège de sa propre inconsistance, car les aides financières s’arrêtèrent brutalement, sans compter évidemment, sur les innombrables destructions d’emplois et les détresses individuelles qui apparurent ensuite. Mais en tant qu’étudiant en sciences humaines et sociales, en tant qu’ancien soignant, formateur d’adultes depuis dix ans enseignant le soin à des professionnels et des futurs aides-soignants, infirmiers, accompagnants sociaux en structure ou à domicile, ce fut l’évocation de la guerre qui permit le début de ma réflexion et de mon combat contre l’à-peu-près populaire et populiste. En utilisant cette expression, E. Macron ne mesurait aucunement le marasme cognitif et psychologique dans lequel, non seulement il s’engageait, mais dans lequel il engageait la population dans son ensemble. Non, il ne s’agissait pas d’une guerre que l’on menait contre un ennemi invisible, il ne s’agissait pas de combattre, il s’agissait tout simplement de la continuité de la vie biologique comme elle existait sur Terre depuis des milliards d’années et dans laquelle l’Homme trouvait une place. Mais peut-être que cette expression était significative pour un représentant de l’État et qu’il s’agissait bien de combattre quelque chose qu’il ne comprenait pas. L’ignorance était un faire-valoir de la peur.

Cette expression fit corps dans l’esprit des Français et dès lors, le virus se trouvait en tous lieux et chaque individu devint suspect, du cercle le plus lointain au plus proche. Toutes les vies humaines étaient en sursis. Mais ce que l’État fit passer pour une pandémie était en fait une syndémie. Dès les discours du 12 et 16 mars, le gouvernement affirma que les plus âgés, que les personnes obèses, les malades du diabète et du cancer étaient touchés en priorité. Ces informations capitales seront toujours d’actualité un an après le début de la crise. L’ignorance prenait ici un caractère bien singulier dans le fait de s’étonner de l’importance de comorbidités dans l’avancée d’une épidémie. Et cette ignorance prit un tournant plus spectaculaire encore lorsque le ministre de la santé, O. Véran, neurologue, ancien critique acerbe de la politique sarkozyste à laquelle il s’opposait en matière d’organisation de la santé, utilisa l’âge et la pathologie d’un patient en train de mourir de la CoViD pour vilipender ses collègues députés opposants (Le mardi 3 novembre 2020, il s’emporte à l’Assemblée Nationale en argumentant qu’il a vu un patient de 35 ans en surpoids et intubé dans un service de réanimation et que c’était cela la réalité (sic !)). Prouvant avec ce genre de raisonnement, l’oubli incompréhensible de la part d’un médecin que l’âge n’a strictement rien à voir avec la mort et qu’elle est, elle aussi, un processus naturel.). Un mélange des genres qui démontrait que la connaissance et la raison s’échappaient à présent en des contrées lointaines.
Ce ne fut pas dans mon cercle familial et amical que je remarquai le début des dysfonctionnements comportementaux, ce fut le quotidien qui m’apporta les preuves les plus flagrantes d’un délitement psychologique certain.

Une semaine après le début du confinement, je sortis de chez moi pour la première fois afin de faire des courses et la première personne que je croisai aux abords déserts d’un supermarché fut un homme portant un masque et des gants en latex. De toute évidence, cet homme ne savait pas à quoi servait ces deux accessoires de soin, et il était, sans le savoir, un exemple parfait de ce qu’avait, en partie, provoqué le discours macroniste repris avec force bêtise par les médias d’information en continue. Très rapidement donc, la population crut bon d’adopter des habitudes qui allaient à l’encontre des bonnes pratiques de soin. Mais qu’apprend-on dans les écoles de soin concernant l’hygiène et le risque infectieux ? Tout d’abord que le lavage des mains est une absolue nécessité plusieurs fois par jour, plusieurs fois au cours d’un même soin, chaque fois que l’on termine une activité potentiellement souillante, chaque fois que l’on quitte une collectivité. Philippe Semmelweis, célèbre médecin hongrois du XIXème siècle, fut à l’origine de cette découverte : ne pas se laver les mains entre les soins était susceptible de transmettre virus et bactéries aux patients. Aujourd’hui, l’efficacité de cette pratique n’est plus à démontrer et l’utilisation d’un simple savon permet l’élimination d’une grande partie de la flore microbienne manu-portée. Le port des gants, lui, est prescrit dans les actes pour lesquels un risque de dépôt de germes est possible. Le gant est donc là pour protéger le patient et à la fois le soignant s’il est en contact avec une plaie ou un liquide biologique (sang, urine, selles…). Ce port est associé à un lavage minutieux des mains avant et après. Le gant est jeté à la suite du soin, il est à usage unique et pour un temps donné, dans un espace donné. Le soignant ne peut se déplacer avec ses gants de patient en patient ou d’un endroit à un autre car la composition d’un gant de ce type fait que les micro-organismes y persistent plus longtemps que sur la peau, le gant devient donc un vecteur d’agents pathogènes plus dangereux encore. Et c’est tout le problème d’une utilisation domestique, dans les magasins ou les supermarchés, le problème d’une utilisation sans éducation préalable. Car si nous ne pouvons nous déplacer sans nous laver les mains, pourquoi pourrions-nous le faire avec des gants ?
Durant les premières semaines de la crise, nous vîmes donc une grande partie de la population disperser virus et bactéries plus encore qu’à l’accoutumée. Pensant se protéger d’un ennemi invisible, elle ne faisait que lui rendre service. Le comble de l’ineptie revint à la direction du supermarché que je fréquentais alors, qui mit à disposition des clients, des gants qui étaient d’ordinaire réservés à la station-service, des gants en plastique très fin et poreux. Une décision qui ne servait strictement à rien !

Pendant ce confinement de deux mois et demi, la psychose gagna du terrain en grande partie à cause d’un quotidien dicté par l’attente du décompte des morts de la veille. Cet égrenage macabre, sans autre contenu informatif sur l’âge des morts, leur état de santé préexistant, leurs conditions de vie, était le meilleur outil à déconstruire capacités cognitives et mentales. Le psychisme débutait quant à lui, un retour sur lui même dont il n’était pas habitué. Il s’agissait pour nous tous de faire face à notre condition d’alors, sans les repères temporels habituels liés aux activités de travail, de sorties. Personne ne prit la mesure de l’impact psychosociologique que ces longs mois provoqueraient à terme. Alors qu’il aurait fallu convoquer les sciences humaines et sociales à toute fin de consultation, les décisions ne furent que gouvernementales à toute fin de parer au plus pressé. Une erreur magistrale dans la gestion de cette crise.
Si ces sciences ne furent jamais conviées, on découvrit pourtant dans ces premières semaines l’importance des professions si souvent martyrisées par les gouvernances se succédant. Soignants et professeurs devenaient les nouveaux héros d’un quotidien qu’ils n’avaient jamais cessé de prendre en soin. Ignorant depuis toujours leur dignité, la population se mit à applaudir des métiers dont elle ne connaissait rien et qu’elle méprisait malgré cela. En termes de désintégration psychique, l’exemple était symptomatique.
Pendant cette période, je vis l’organisation de mes cours chamboulée. Tout fut annulé et les perspectives n’étaient pas bonnes. Personne ne savait si les formations reprendraient et comment elles reprendraient si les lieux d’enseignement ouvraient à nouveau.
Mais la période allait également transformer profondément les rapports sociaux et en écrire de nouveaux. Sur fond de suspicion permanente, les conflits et le déclin d’une réflexion raisonnée apparurent au grand jour.

C’est à la piscine municipale de Troyes (10) que je m’aperçus du gouffre qui s’était creusé entre la connaissance théorique scientifique et les croyances individuelles mâtinées d’obéissance aveugle à un pouvoir administratif qui, s’il était déjà implanté dans l’esprit du fonctionnaire et du bureaucrate, prit définitivement place dans celui du préposé à l’ouverture des portes, dans celui de la caissière, du vigile, de l’animatrice scolaire et de tout autre individu à qui on donna un pouvoir de surveillance dictatorial avec la promesse d’une flatterie toute administrative. Cet esprit de corps dont parle si bien Georges Palante et qui définit parfaitement cette flagornerie du pouvoir central français qui administre les bons points et la morale de bonne conduite. En bons petits soldats retranchés derrière des protocoles absurdes dont ils ne comprenaient pas l’existence, ces partisans de la cécité réflexive devinrent les rois du monde.
Lorsque la piscine municipale ouvrit à nouveau le 1 juillet 2020, le protocole sanitaire me laissa décontenancé. Le masque était obligatoire jusqu’à l’arrivée dans les vestiaires, c’est-à-dire entre la porte d’entrée et les dit-vestiaires, environ trente mètres. Ensuite il ne l’était plus jusqu’au retour dans la cabine. Une première aberration puisque si la raison était que vous pouviez croiser quelques personnes dans l’entrée, n’auriez-vous pas pu en croiser d’autres dans les vestiaires, les douches, les alentours des bassins ?
Depuis toujours, j’ai pris l’habitude d’enfiler mon maillot de bain au-dessous de mes vêtements pour qu’une fois entré dans les vestiaires, je n’ai pas à utiliser de cabine et me mettre nu. Technique partagée je le suppose par nombre de nageurs. Mais ce qui était possible depuis des dizaines d’années ne l’était soudainement plus. Un surveillant m’intima l’ordre de me déshabiller dans une cabine. Lorsque je lui dis que je n’en avais pas besoin puisque déjà prêt à aller nager, la réponse fut d’un illogisme prodigieux : « oui mais vous allez secouer vos vêtements ! » Tellement surpris par cet argument, je restai muet et balayant d’un revers de la main cette assertion, je partis nager avec palmes et lunettes. Le lendemain, de retour au même endroit et arrivé au niveau des douches, je fus arrêté par une surveillante. Les palmes étaient interdites. « Mais elles étaient autorisées hier » fis-je remarqué.
« Oui mais plus maintenant. »
« Qu’est-ce qui justifie cette décision ? »
« La direction. »
Je commençai à m’emporter. « Mais quel est l’argument scientifique à cette décision ? »
« Vous êtes médecin ? » répondit plus énervée que moi la jeune surveillante âgée d’une vingtaine d’années.
« Non, mais si les lunettes et les bouteilles d’eau sont autorisées pourquoi pas les palmes qui vont tremper dans l’eau chlorée pendant une heure ? »
M’éloignant excédé en direction des bassins, la surveillante appela en renfort ses collègues maitres-nageurs qui firent barrage. Devant l’envie de nager et le conflit qui ne tarderait pas à éclater, j’allai reposer mes palmes non sans avoir fustiger l’aveuglement risible dont je venais d’être témoin. Moins d’un mois après cet incident, les palmes furent de nouveau autorisées. Quand je m’enquis auprès d’un maitre-nageur de la raison de ce revirement, la réponse me laissa une nouvelle fois sans voix : « parce que nous n’avons eu aucune contamination depuis ! » Quel était le lien entre les palmes et les contaminations au SARS-CoV-2 ? Et comment savoir si un nageur avait contracté le virus à la piscine ? Personne à ce jour, n’a, je pense, trouver la réponse. Je compris alors que nous n’étions qu’au début d’un très long processus de reconfiguration cognitive négative. Les biais utilisés jusque-là pour une argumentation logique de telle ou telle décision concernant telle ou telle organisation de la vie en collectivité se briseraient les uns après les autres. S’ajoutaient en plus des croyances qui ne relevaient d’aucune scientificité. J’avais déjà été aux prises lors de mes cours avec ce genre d’affirmations péremptoires qui ne reposaient que sur des certitudes. Le problème de ces certitudes était qu’elles relevaient de perceptions subjectives, elles-mêmes relevant d’une insécurité psychique certaine. Mais la force de croire est proportionnelle à l’incapacité à mettre justement en danger la quiétude psychique, et la croyance apparait alors comme une faiblesse et non plus comme une force comme l’entend l’inconscient collectif. C’est de questionner l’apparent calme psychique qui est synonyme de sécurité. C’est le fait de la remise en question qui forme les fondements de notre sérénité psychique et non l’impossibilité de la remise en cause. La croyance est un mécanisme de défense devant la réalité qui nous échappe et dont nous semblons prendre conscience. Alors nous mettons en place des stratagèmes, un stratagème : celui de la croyance. Il est comme un paravent protégeant de la confrontation avec la réalité ; celui qui le met en place se positionne derrière un écran qui le cache de ce qu’est le monde, le monde brut, loin des représentations individuelles faussées par la foi en un monde orienté vers soi et les convictions bancales. Le monde n’est pas fait selon des certitudes, il est fait d’un enchâssement de circonstances et d’adaptations diverses qui procèdent de la vie cellulaire seule. Quand Leibniz et Fontenelle parlent de pulsions, ils n’évoquent que la vie neuronale et les entrelacements entre chimie et récepteurs post-synaptiques. Les croyances comme les pulsions sont avant toute chose des circuits neuronaux créés par l’environnement, nous l’avons dit. Les réseaux se construisent et se défont à volonté, sous l’influence de soumissions à tel substance, tel enseignement, tel traumatisme ; nombre de récepteurs s’activent créant ainsi des processus cognitifs propres Nous créons ainsi des comportements chroniques, conscients par la nature même des actes, inconscients quant à leur mécanisme et leur cause. Par conséquent, toute construction sensitive née de la peur aura pour fondement une gestion cognitive de cette même peur sans structure rationnelle. Ici nous pouvons interroger ce qu’en neuropsychologie est appelé le circuit organique et « pathologique » de la peur : un cheminement court entre le système ventriculaire et le système limbique, entre le thalamus et l’amygdale et une absence de décodage de la part du cortex préfrontal. La compréhension de ce cheminement est capitale dans sa propre gestion des événements étrangers au quotidien, inquiétants ou traumatisants. Il s’agit pour tout individu d’entendre définitivement que nos comportements psychomoteurs sont soumis à des variations cérébro-chimiques importantes et telles, qu’elles nous écartent de toute anticipation de ces mêmes comportements.
Si dans la pulsion nous voyons l’existence cellulaire, alors nous devons y voir également notre condition, unique condition ne se rapprochant de rien d’autre qu’un amas de cellules. Nous sommes des êtres pulsionnels mus par la chimie cérébrale et nous ne sommes pas grand-chose
d’autre. Toute l’émancipation possible de l’individu tournera autour de cette connaissance et de l’acception de cette réalité.


3. Larvatus prodeo or not.


À la reprise d’une vie d’avant confinement en mai 2020, le circuit court de la peur avait envahi nombre de systèmes nerveux. Commencaient à apparaitre sur les réseaux sociaux des avis irréfutables de nouveaux épidémiologistes qui étaient le jour précédent boucher, secrétaire, ouvrier en usine, vendeuse en parfumerie, etc. encouragés par un nouveau courant populiste scientifique. Politiciens, journalistes et certains personnels de santé même dont la spécialité ne relevait en rien de la microbiologie devinrent d’éminents spécialistes. Cet ultracrépidarianisme se propagea aussi vite que le virus qui les inquiétait tant. Parmi toutes ces personnes, certaines appelaient au port du masque obligatoire en tous lieux et en toutes circonstances. C’est en essayant de démontrer en quoi ce port était soumis à des conditions particulières qu’une de mes connaissances m’éjecta de son réseau de contacts Facebook. Il était désormais impossible de raisonner et d’apporter des arguments concrets sur une pratique d’hygiène pourtant simple.
L’erreur que je fis et que je continuai de faire, en tout cas dans cette situation syndémique, jusqu’à la mi-mai 2021, fut de considérer le port du masque comme un acte technique soumis à des règles précises, ce qu’il restait pourtant. Travaillant sur l’idée d’aristocratisme de l’individu, je portais également cette notion à tout ce qui entourait la vie individuelle et la profession en faisait donc partie. Estimant la dignité inhérente à
l’action de soin, je défendais depuis dix ans les difficultés politiques et sociales des soignants, à l’écoute de centaines de professionnels et de stagiaires aux prises avec les freins institutionnels avec lesquels ils se battaient sans cesse. Pourquoi se trouvaient-ils dans cette situation ? Parce que la hauteur spirituelle qui existait dans l’idée hippocratique du soin n’avait pas perduré longtemps. Très vite et pour des siècles, le soin avait été relégué à des tâches ingrates liées à la toilette de mourants souillés, au nettoyage de pots de chambre et à la dispense des repas. Il fallut attendre très longtemps pour qu’il prenne à nouveau dans l’esprit collectif une place prépondérante. Mais cette place restait fragile, et les représentations négatives n’étaient jamais bien loin, aidées en cela par un dédain étatique absolu.
Pourtant, laver les mourants est tout aussi digne et nécessaire que la recherche moléculaire, car il y a dans le soin une force aristocratique en tant qu’il est une tâche hautement symbolique pour l’individu lui-même. Dans le soin, nous nous penchons sur l’autre dans le but de comprendre l’individu que nous sommes. En cela, le soin est thérapeutique en deux sens. En cela, il y a aristocratisme puisque élévation de la compréhension et émancipation de l’ignorance. L’autre est un outil à notre entendement sur la nature même de l’existence et nous lui amenons cet entendement. Mon erreur fut donc de considérer toute action de soin non pas comme une tache subalterne à la hauteur éthique, mais comme ayant une intention thérapeutique doublée d’une réflexion quant à la mise en place de cette action. Le soin sert donc des professions profondément marquées par une éthique réflexive. Et le port du masque, si simple soit-il, faisait partie de ces actions pour lesquelles une réflexion devait être engagée.
Qu’apprend-on alors dans les écoles de soin sur le port du masque ? Que c’est un acte technique obéissant à des règles précises : le lavage des mains se fait avant et après la pose, le masque ne doit pas être touché pendant la période de port, s’il l’est, il devient virtuellement souillé et il faut donc recommencer l’opération : lavage des mains et pose d’un nouveau masque. Sans ces contraintes, porter un masque ne sert potentiellement qu’à peu de choses. Parce qu’en le repositionnant, soit vous souillez vos mains, soit vous souillez votre masque. En sachant pertinemment la population non éduquée à ces gestes, il était évident que cette pratique soignante ne serait soumise à aucune de ces strictes conditions. (Un exemple démontre bien les caractéristiques de la pratique du port du masque : alors que le type FFP2 est une référence dans la protection à la fois du soignant et du patient, l’A.R.S. Nouvelle-Aquitaine demanda aux professionnels de ne plus l’utiliser car il était vecteur plus facilement de contaminations au su de son inconfort et donc des réajustements permanents des porteurs.).
Au mois de juillet 2020, l’obligation du port du masque était appliquée à tous les magasins. Dans l’optique d’observer empiriquement les réactions des uns et des autres à cette obligation, je me déplaçais avec deux systèmes de protection. Nul besoin de revenir sur le scandale de la destruction des stocks de masques par l’État depuis des années, mais le fait est que les masques manquaient (Nombre d’établissements pour personnes dépendantes en manquèrent cruellement. Dans un EHPAD aubois d’une grande multinationale du secteur, des commandes furent faites… en Chine. La qualité étant suspecte, il fallut tester les masques… en France.). La mairie de la commune dans laquelle j’habitais alors, avait fourni à ses habitants des masques fabriqués par une bonneterie locale. Ces masques étaient faits à partir d’un tube chaussette dans lequel on avait découpé deux trous pour les oreilles. Si le système était plutôt ingénieux, en aucun cas il était efficace. Il ne s’agissait toujours et rien d’autre que d’une chaussette en laine. Le concept fonctionna puisque ce « masque » fut porté par les officiels aubois, François Baroin en tête. Pour me rendre dans les magasins, j’optais donc pour le port d’un masque en tissu fait d’un foulard type bandana. Ce foulard de deux épaisseurs couvrait entièrement mon nez, ma bouche et mes joues et descendait même jusqu’au cou. Les deux tiers de mon visage étaient couverts. En connaissance de causes, je savais que certains vigiles faussement scrupuleux ne laisseraient pas passer ce masque. J’emportais donc avec moi, dans ma poche, la fameuse chaussette. Et effectivement, je fus arrêté à l’entrée des magasins.
« Monsieur, votre masque n’est pas réglementaire, vous ne pouvez pas entrer. »
« Mais pourquoi ? C’est un masque en tissu comme beaucoup en portent dans votre magasin. »
« Non c’est un bandana. »
« D’accord. Mais j’ai ceci, est-ce que ça vous va ? »
Je sortais alors la chaussette, fierté de l’industrie auboise, et ses trous pour les oreilles.
« Oui ça c’est bon. Vous pouvez entrer. »
Je compris alors qu’il ne s’agissait pas du tout de protéger la clientèle mais que j’avais affaire à une représentation subjective de ce que devait être un masque pour qu’il soit efficace : un bout de quelque chose couvrant la bouche et le nez avec deux élastiques pour les oreilles. Mais voilà, la subjectivité était et restait le pire ennemi de la réalité scientifique. Je reproduis cette expérience dans plusieurs magasins et régions diverses. À chaque fois, la même réponse revenait. La chaussette était le sésame parfait.
Il faut interroger sérieusement cette obligation du port du masque et clarifier les raisons pour lesquelles un masque est porté par un soignant. Dans tous les cas, il s’agit de situations de proximité et en intérieur, parce que le principe d’aérosolisation se fait principalement à l’intérieur et que la proxémie permet l’infection. En juillet 2020, nous savions que le SARS-CoV-2 se transmettait par gouttelettes et aérosolisation. Depuis rien à changer, il reste un virus respiratoire, se transmettant par…la respiration.
Très rapidement, l’obligation du port du masque, si elle était nécessaire dans les lieux clos particulièrement exigus pour les raisons évoquées ci-dessus, se répandit à l’extérieur. Cette décision cachait encore et toujours la même incapacité de l’État à entrevoir des solutions logiques et scientifiquement efficaces, son impréparation et sa méconnaissance totale de ce genre de crise. Il fallait parer au plus pressé car il était question d’une seconde vague qui selon les dires et l’Histoire serait plus meurtrière encore. Le masque fut donc rendu obligatoire pratiquement partout en extérieur. Là encore, l’absurdité la plus totale courut après la logique. En août 2020, à Biscarosse ou à Mimizan, et certainement partout sur la côte Atlantique, vous deviez porter le masque jusqu’au bord de la plage. Ensuite, il n’était plus nécessaire. L’argument de la vaste étendue de sable et de la possible séparation des personnes ne tenait pas : les sections de plage où la baignade était surveillée étaient bondées. Cette obligation ressemblait fort à un mécanisme de défense étatique contre la conscience de ce même État, conscience enfin révélée à l’impossibilité de maitrise sur la vie biologique. Devant l’urgence de la seconde vague, le fonctionnariat prit enfin la mesure de son incompétence sans oublier de l’imposer à la vue de tous.
Sans aucune explication scientifiquement valable, cette obligation s’étendit plus rapidement encore à toutes les rues d’une majeure partie des villes de France les plus touchées, y compris dans les coins les plus reculés. Ainsi, à l’hiver 2021 dans l’Aube, le masque était obligatoire partout à l’extérieur, peu importe où vous vous trouviez. Le port du masque devint le symbole d’une possible sortie de crise puisque son efficacité n’était plus à prouver. C’était bien évidemment sans compter sur la méconnaissance du grand public à bien l’utiliser et au fait qu’en extérieur, dans des situations quotidiennes de promenades en ville et même de relations interpersonnelles, il n’y avait qu’un risque infime de contamination. Dans deux études menées pour l’une, par les prestigieux établissements de l’Université d’Oxford et du M.I.T. de Boston (Jones N., Qureshi Z., Temple R., Larwood J., Greenhalgh T., Bourouiba L. Two metres or one : what is the evidence for physical distancing in covid-19? En ligne : https://www.bmj.com/content/370/bmj.m3223 Consulté le 11/05/2021. Dans cette étude, il serait particulièrement intéressant pour le lecteur de se pencher sur la figure 3 qui indique les risques de contaminations en fonction de la densité de la population en extérieur et en intérieur.), et pour l’autre en Italie, épicentre de l’épidémie à l’hiver et au printemps 2020, et parue en février 2021 chez le très sérieux éditeur Elsevier (Belosi F., Conte M., Gianelle V., Santachiara G., Contini D. On the concentration of SARS-CoV-2 in outdoor air and the interaction with preexisting atmospheric particles. En ligne : https://www.sciencedirect.com/science/articl /pii/S0013935120315000 Consulté le 11/05/2021.), le constat est sans équivoque. Je renvoie le lecteur à la consultation de ces deux études et aux publications de l’O.M.S. et notamment celle en date du 1 décembre 2020 où des conseils spécifiques sont donnés sur la pratique du port du masque et sur les conseils de fabrication d’un masque artisanal efficace. À la lecture de ces avertissements, il est fort à parier que peu de français ait pu fabriquer une protection de la sorte (Port du masque dans le cadre de la COVID-19-Orientations provisoires. En ligne : https://apps.who.int/iris/handle/10665/337984 Consulté le 11/05/2021). Les recommandations de l’O.M.S. sont éloquentes de considérations scientifiques que personne n’a jamais suivies.
À la rentrée de septembre, mes cours reprirent avec des protocoles sanitaires tous aussi délirants. Stagiaires, collégiens et lycéens s’entassaient toujours autant dans des salles exiguës, touchaient toujours autant leurs masques sans se laver les mains ou ne le portait pas de façon approprié.
Mais cette situation ne semblait guère déranger qui que ce soit, le masque était devenu le symbole même du héros qui le portait dans les comics américains, il définissait la personne que nous donnions à voir en société. Non pas celle qui se soucie de son prochain, mais en l’occurrence, celle qui ne pense plus par les apports de référence qui jadis faisaient foi, ceux des personnes qui étudiaient la physique, la biologie, l’histoire, l’art, etc. La connaissance et l’expertise avaient laissé place au fil du temps à l’indigence, à la peur et la médiocrité intellectuelle. Quand la pensée était aristocratique et qu’elle servait à étudier le monde même de la pensée, les choix étaient multiples, les décisions éthiques. Il aura fallu l’apparition d’une parole décomplexée face aux errements réflexifs philosophiques, psychanalytiques ou sociologiques pour voir sa prise de contrôle sur une majorité d’esprits endormis par la paresse cérébrale. L’ultracrépidarianisme était devenu un sport national, aidé par une absence totale de perspectivisme. Deux réponses finirent par se télescoper.
Quand certains criaient au scandale du port du masque, asphyxiant les enfants et muselant la parole, les autres l’exigeaient partout et en toutes circonstances. Évidemment, la réponse n’était pas là et elle fuyait ces esprits perdus pour la raison et la réflexion.
Ce n’est pas la première catégorie de ces esprits qui nous intéresse ici, car son idiotie n’est plus à démontrer, mais plutôt la seconde. Celle des personnes toutes empreintes de soumission à la peur et à l’ignorance, à l’autorité inique.
Nous avons dit que les recommandations quant au port du masque étaient liées en partie à la proxémie des sujets et la durée pendant laquelle ils se fréquentaient, et que la politique sanitaire française avait mis en place rapidement les modalités pour une adhésion à la fameuse distanciation sociale. Celle-ci fut bien acceptée par la population et plutôt bien respectée. En toute logique, si les contaminations existaient à cause de la proxémie, la distanciation devait montrer son efficacité, et imposer un confinement général et un couvre-feu devait s’avérer alors utile. Pourquoi alors imposer le port du masque en toutes circonstances et ce, même si la distanciation était possible ? Là encore, il faut interroger ce que perçut l’État de la pression sociale. Devant son manque d’efficacité au début de la crise et devant la pression de la seconde catégorie de citoyens évoquée ci-dessus, l’État décida d’annuler l’efficacité de la distanciation sociale seule et de la coupler avec le port du masque. En faisant cela, il s’asseyait sur la réalité biologique. Mais il fit pire, il écrivit des arrêtés municipaux, préfectoraux, nationaux. En rédigeant des textes légaux, il réécrivait ce qu’était cette réalité biologique à l’instar de Leibniz qui voyait dans la rédaction des traités de guerres et de paix, une influence durable sur l’existence d’un pays et donc sur celle des citoyens et donc sur celle de l’individu. L’influence portait irrémédiablement sur la construction des représentations personnelles, sur la construction cognitive qui engage la représentation. Écrire un texte légal qui s’applique à tous, annulant une réalité biologique est une dangerosité sans nom car elle reconfigure cognitivement les perceptions que nous avons de cette réalité. Cela fait appel à une négation de ce qu’est l’existence et une remise en question profonde des modes de vie du vivant. L’origine supposée du virus va en ce sens, car s’il est démontré que cet agent pathogène provient des races animales vivant en milieu naturel que l’homme a dérangé par la déforestation et l’industrialisation, cela revient à dire qu’il ne prend plus en compte ce qu’est le vivant et les lois naturelles qui le destinent à telle action ou tel mode de vie. En cela, les arrêtés interdisant sans aucune légitimité scientifique (L’exemple d’un cinéma, d’un théâtre, d’une salle de concert est idéal pour contrer l’absurdité de ces arrêtés car il est démontré que dans ces lieux on ne parle pas ou très peu et à voix basse ce qui n’est pas un vecteur de propagation virale. En respectant les gestes-barrière et le port du masque, leur fermeture durable était donc tout à fait injustifiée.) aux lieux de culture de rouvrir, est un exemple parfait de déconstruction de ce qu’est la réalité de la vie humaine, en tant que la culture est une nécessité absolue dans l’existence. En envoyant le message que la distanciation ne suffisait plus, en affirmant que les lieux de culture étaient pourvoyeurs de contaminations, l’État se perdait lui-même dans les affres de la spéculation et de l’à-peu-près. Une position détestable alors qu’il aurait dû s’ériger en éducateur et en conseiller bienveillant. Non content de cette audace césarienne, il envoya au front ses soldats aussi peu documentés que lui. Ce fut le cas des proviseurs de lycées notamment, auxquels je fus confronté indirectement.
Dans les classes d’un lycée de l’Yonne où je suivais régulièrement des stagiaires en formation à caractère sociale et où l’aération des salles était suffisante et la distanciation possible pour moi en tant que formateur, une chasse au non-port du masque apparue frénétique. Trois exemples viennent appuyer l’absence de réflexion : un matin en entrant dans les bureaux déserts de l’administration alors que je venais y prendre un document, opération ne dépassant pas les quinze secondes, une personne de l'administratif (sic !) connaissant parfaitement les raisons de mon passage éclair me rappela pourtant avec véhémence l’obligation du masque, une autre fois alors que je traversais la cour déserte du lycée, une surveillante m’interpella de son bureau par la fenêtre ouverte, voyant que je ne répondais pas, elle en sortit et me courra après. Mais l’hypocrisie la plus symptomatique vint de la part du proviseur. M’apercevant au tableau de ma classe, à cinq mètres du premier stagiaire, les fenêtres et la porte d’entrée ouvertes, s’enquit de mon inconscience, non pas auprès de moi mais auprès d’une de mes collègues. Quinze jours après, il revint sans masque dans cette même partie du lycée, observer la fin de travaux aux côtés d’ouvriers à cinquante centimètres de lui. Mes stagiaires me rapportèrent également le cas d’une formatrice qui après avoir désinfecté ses propres stylos qu’elle venait de sortir de son sac, interdit aux apprenants de retirer leur masque et ce, même pour boire, et fit ouvrir toutes les fenêtres alors que nous étions à la fin de l’automne. Elle affirma par ailleurs qu’elle faisait porter chez elle le masque en permanence à ces deux enfants de moins de six ans. En formation d’adultes dans le secteur sanitaire et social, voilà qui était bien singulier !
Dans un autre lycée de l’Yonne, les stagiaires furent interdits de déjeuner à l’intérieur de l’établissement. Durant l’automne et l’hiver, ils mangèrent donc dans leur voiture tous les jours de la formation. Leur interdisant de rester dans les salles le midi, certains prenaient le risque d’un avertissement pour manger dans les couloirs, assis par terre.
Pendant ce temps, dans les états-majors bureaucratiques de l’Éducation Nationale, on mit en place une politique d’enseignement à distance avec des règles tellement absurdes qu’elles détruisaient le concept même de l’enseignement. Devant leur ordinateur, les élèves avaient interdiction d’allumer leur caméra et leur micro durant les cours dispensés par Internet et ne faisait donc que les subir.
Je fus aux prises et me débattis fortement avec cette inconcevable vision des choses. Alors qu’on me demandait de donner des cours à distance, je ne parvenais pas du tout à faire allumer les caméras des apprenants adultes et me retrouvais régulièrement à faire face à soixante-dix personnes dont cinq seulement étaient visibles. Le comble de ce genre de situation arriva lorsque l’on annula, début mars 2021, mon intervention en présentiel dans un I.F.S.I. de Seine-et-Marne pour une raison que j’ignore encore alors que tous les établissements de ce type étaient ouverts. On me fournit un code d’accès à une plateforme pour la visio-conférence, mais lorsque la connexion vint à donner des signes de mort imminente, on me demanda de venir sur place car la connexion serait meilleure (sic !). Nous venions avec cette situation de mettre définitivement fin au discernement universel. L’absurdité la plus totale avait gagné la partie. Je pensais à Sisyphe et aux manifestes du surréalisme, à ce tableau de Magritte dont la sémiologie contenue dans l’assertion « ceci n’est pas une pipe » aurait pu servir d’idée de départ à une nouvelle devise pour l’État Français. Aux frontons républicains, nous aurions pu désormais y voir inscrit : « que nul n’entre ici, s’il n’est raisonné ! »
Dans un lycée aubois, le proviseur écrivit une lettre à tous les parents dans laquelle il fustigeait les élèves de ne pas respecter le port du masque lorsqu’ils quittaient l’établissement ou en voiture (sic !) argumentant qu’au sein du lycée il n’y avait aucune contamination et qu’elles ne pouvaient avoir lieu qu’à l’extérieur. D’un ennemi invisible, nous étions passés à une capacité visuelle extraordinaire : se rendre compte de la présence du virus dans un endroit particulier et être assez perspicace pour s’apercevoir s’il y avait contamination ou non. Un tel désarroi cognitif de la part de ces proviseurs devait nous faire penser que nous ne devions jamais oublier qu’il devait être synonyme d’intense souffrance pour eux !
Deux types de réponses pouvaient alors être envoyés : la résignation et l’acceptation de ces situations plus ubuesques les unes que les autres ou l’ataraxie et l’aphasie prônées par Max Stirner.
Alors que Stirner entrait dans ma vie à ce moment-là, mon erreur fut de ne pas écouter son conseil. La colère de voir l’esprit du soin ainsi bafoué, les revendications et la souffrance des professionnels ainsi foulées aux pieds depuis des années et qui prenaient ici toute leur signification fit de mon quotidien une sorte de combat permanent. Mes stagiaires voyaient mourir des personnes âgées par dizaine en deux ou trois jours, ma femme, cadre de santé en E.H.P.A.D., avait dû venir prêter main forte à un autre établissement de son groupe parce que tout le personnel avait été touché. Arrivée sur place, accueillie en sauveuse par les officiels de l’A.R.S. et de la ville, elle dû prendre des décisions radicales pour l’administration ou non de soins curatifs à certains résidents. Avant d’entrer dans le service où les résidents avaient été regroupés, les officiels étaient déjà rentrés chez eux. La réalité des soignants se trouvait là, dans le fait qu’on leur demandait toujours plus avec toujours moins. En réponse, ils n’avaient droit qu’à un foisonnement d’actes bureaucratiques débilitants. Le comble du cynisme de bas étage fut le Ségur de la santé organisé sans aucune concertation et au bout duquel on décida de leur donner une médaille. En France, en 2021, des infirmières, des médecins « trièrent » des patients parce qu’ils n’avaient plus de place pour les prendre en soin. Cette désorganisation impacta par exemple la prévention des cancers. En février 2021, l’O.N.U. faisant suite à des études de l’O.M.S. estimait qu’en France, trente mille cancers n’avaient pas pu être prévenus. Un véritable scandale d’État (En ligne : https://unric.org/fr/la-covid-19-freine-le-depistage-precoce-du-cancer/ Consulté le 11/05/2021. https://www.euro.who.int/fr/media-centre/sections/statements/2021/statement-catastrophic-impact-of-covid-19-on-cancer-care Consulté le 11/05/2021.).
Psychologiquement, je traversai ces moments sur un fil. Ma plus grande crainte fut qu’on m’arrêta pour me demander si j’avais bien une attestation pour travailler tant je savais que ce genre de situation administrativement ridicule pouvait se retourner contre moi. Entre septembre 2020 et avril 2021, je fis plus de sept mille cinq cent kilomètres pour aller former des futurs soignants et des professionnels qui se trouvaient en première ligne. Quels égards avaient eu toutes ces personnes dans cette crise de la part du gouvernement, des fonctionnaires de l’État et autres soldats de fortune ? Aucun. Strictement aucun. Ma colère semblait ne jamais s’apaiser.


4. Addictus


C’est le psychanalyste Jean Bergeret qui émit la brillante hypothèse que le terme addiction venait certainement du mot latin addictus lui-même venant d’addico. Addictus signifiant esclave pour dette, il s’agirait pour le patient victime d’addiction de payer de sa personne une dette existentielle contractée dans son histoire et impossible à régler autrement que par la mise en gage de son corps, de sa santé. Il semblait que moi aussi, j’avais une dette à régler et ce que je mettais en gage était ma santé psychique. Je me trouvais en difficulté pour gérer mes émotions en lien direct avec la situation sanitaire. Ce n’était pas tant la peur d’être moi-même malade, car je finis par contracter le virus (Évidemment, il me fut impossible de savoir où et quand je fus infecté au contraire de tous les éminents spécialistes qui nous disaient que les contaminations avaient lieu à tel ou tel endroit spécifiquement. Autour de moi, tout le monde portait un masque et la distanciation sociale était toujours respectée. Malgré cela, à partir de la mi-novembre 2020, la France atteignit les deux millions de contaminations. À l’heure où ces lignes sont écrites, à la mi-mai 2021, le chiffre explose avec près de six millions, environ 9% de la population pour cent sept mille décès, soit environ 1,7 % des contaminés. Cette explosion des chiffres est en partie explicable par le nombre de tests effectués chaque jour. À titre d’exemple, un ami travaillant pour la télévision a été testé depuis septembre 2020 près de quarante fois. Mais certains de ces tests ne sont pas effectués correctement pour permettre une lecture négative, car selon l’employeur et les enjeux des déplacements d’équipes importantes à l’étranger notamment, les résultats arrangeront finances et organisation s’ils reviennent de préférence négatifs. Dans ce genre d’histoires, il n’est pas obligatoirement question d’entreprises privées. Là encore, nous pouvons nous poser la question de l’hypocrite protocole que l’on applique comme bon nous semble.), mais plutôt le fait d’avoir à subir continuellement l’autoritarisme d’une société aux abois, qui brisait une à une les raisons d’espérer un retour à l’entendement collégial de ce qu’était réellement cette crise et comment elle devait être perçue. Je me rappelais les mots de Georges Palante que je lisais alors : « La société […] constitue un tissu serré de tyrannies petites et grandes, exigeantes, inévitables, incessantes, harcelantes et impitoyables, qui pénètrent dans les détails de la vie individuelle […]. […] la tyrannie étatiste et la tyrannie des mœurs procèdent d’une même racine : l’intérêt collectif d’une caste ou d’une classe qui désire établir ou garder sa domination et son prestige. […] la contrainte de l’État et celle de l’opinion et des mœurs […] ont au fond un même but : le maintien d’un certain conformisme moral utile au groupe, et mêmes procédés : vexation et élimination des indépendants et des réfractaires. » (PALANTE, G. (2004). La sensibilité individualiste. Anarchisme et individualisme. Paris : Coda. p.413)
Je voyais dans ces incessantes absurdités la mise en joue d’un concept haut et noble, la grandeur contenue dans l’action de soin était bafouée jour après jour, la réflexion inhérente à l’engagement professionnel dans la santé avait été détruite par l’amateurisme. On abattait systématiquement à coups de canon, toutes les subtilités qui faisaient qu’une prise en soin était un savant mélange de savoirs et d’intuition, d’expertise propre et d’écoute de l’autre, de médiation et de prises de décisions. Dans l’esprit du soin, il est impensable d’imposer le soin. Nous devons le suggérer en l’explicitant. Nous devons mesurer le risque et le bénéfice. C’est cette balance qui fait le soin aristocratique. Sans cet équilibre, il ne s’agit pas de soin mais de toute autre chose : un erzasts certainement, une pâle copie de ce qu’est la compréhension d’autrui et l’intérêt que nous avons à ce qu’il aille mieux. C’était là la définition de l’accompagnement des personnes vulnérables, fragiles pour une raison ou une autre. Peu importe, le rôle de l’accompagnant/soignant est bien celui-là : cheminer aux côtés du vulnérable et de l’indigent. Mais à l’échelle d’un pays, le soignant c’est l’État et ses représentants.
Je ne pouvais donc plus supporter cette mystification du soin, cette appropriation par un fonctionnariat dépassé par ce qui était trop haut pour lui, qui aurait lui-même hurlé à la fumisterie s’il s’était retrouvé dans les services de réanimation surchargés sans aucun soignant pour venir éponger ses souillures, ce fonctionnariat idiot et intellectuellement asthénique incapable de se rendre compte de ses attitudes collaborationnistes avec la médiocrité. Un jour à La Poste, je demandai un stylo au postier afin d’écrire le nom et l’adresse du destinataire de la lettre que je voulais envoyer.
« Non je n’ai pas de stylo, il faut venir avec le vôtre ! »
« Mais pourquoi ? » répondis-je interloqué.
« Bah vous n’êtes pas au courant, dit d’un ton sarcastique l’éminent épidémiologiste, il y a un virus qui traine en ce moment ? »
« D’accord mais quel est le lien avec la contamination et un stylo, spécifiquement ? »
Aucune réponse. Mais pour me dépanner, le spécialiste m’amena devant une machine qui me permettait d’imprimer une étiquette avec nom et adresse après avoir tapé sur l’écran avec… mes doigts. Si d’aucuns auraient ri de bon cœur, je n’en avais plus la force.
Je tentai une autre expérience pour tester le pouvoir de la connaissance comme elle était entendue dans la conscience collective depuis des siècles, à savoir celle acquise grâce à l’étude. J’attendis la remarque concernant la validité de mon masque et vérifiai la représentation populaire concernant le sérieux inhérent au statut de médecin. La remarque ne se fit pas attendre très longtemps. Dans un hypermarché, un vigile me tapa légèrement sur l’épaule au milieu d’un rayon : « monsieur, votre masque n’est pas réglementaire. »
« Et ? »
« La prochaine fois, venez avec un autre masque. »
« Et que savez-vous de l’efficacité d’un tel masque dans une superficie de ce type, de plusieurs milliers de mètres carrés ?
« C’est le règlement, c’est comme ça. »
« Je suis médecin, je sais ce que je fais. »
« Si vous êtes médecin, vous respectez le règlement ou j’appelle la direction. »
« Donc vous êtes vigile et vous êtes en train de me dire que mon masque n’est pas valable, c’est ça ? »
« Oui, et le règlement aussi. »
Je vécus le même souci, quelques minutes plus tard avec… la caissière. Le statut de référence qui avait servi depuis de siècles à poser les bases du vrai scientifique, celui qu’avait acquis le médecin et à sa suite tous les spécialistes de la chimie, de la biologie, etc., ne pesait plus rien face aux préjugés et aux règlements. Aliénés par des mois de protocoles qui ne reposaient que sur des décisions de gouvernances économiques, les vigiles, les caissières, les surveillants de piscine, les utilisateurs de réseaux sociaux étaient devenus les maitres d’une science qu’ils n’avaient jamais fréquentée. Un agent d’accueil d’un lycée aubois me parla même d’obéissance à la loi !
Mais de quelle loi s’agissait-il et qu’en était-il de la culpabilité de toutes ces personnes ? De celles qui obéissaient à la loi et dont Deleuze pensait qu’elles se sentaient coupables et d'autant plus coupables qu’elles obéissaient plus strictement ? ( DELEUZE, G. (1967). Présentation de Sacher-Masoch. Paris : Les éditions de minuit. p. 276.)
Nous avions affaire à ce qu’Etienne Klein appelle l’ipsédixitisme. Mais alors que ce concept concerne les dires irréfutables d’un maître parce que justement c’est un maître, il se rapportait désormais à l’irréfutabilité d’une parole que l’on pensait souveraine seulement parce qu’on l’avait entendue ou parce qu’elle nous avait été soufflée par l’autorité.


Il me fallut vivre un événement plus symptomatique encore pour me sortir de mon marasme émotionnel et pouvoir enfin payer ma dette existentielle.
Lundi 26 avril 2021 dans une petite commune de moins de trois mille habitants au sud de la Gironde, il est environ 18 heures et je dois récupérer ma fille à l’accueil du périscolaire de son école. L’opération consiste à attendre à la grille que l’enfant arrive, signer un registre qui se trouve sur une table derrière la grille puis repartir. Durée maximale de cette entreprise : trente secondes.
Je me gare donc sur le parking attenant à l’école, quelques voitures sont garées mais il n’y a aucun piéton, je traverse le dit-parking, emprunte le très court chemin qui mène à la grille et ne croise personne. Et pour cause, à cette heure-ci, il ne reste que très peu d’enfants. J’attends à la grille derrière laquelle il n’y a personne non plus. De loin, on me reconnait et on appelle ma fille, mais une animatrice du périscolaire d’une vingtaine d’années s’approche et me toise du regard.
« Vous n’avez pas de masque ! »
« Non parce que nous sommes à l’extérieur, que je suis loin de vous et que j’en ai pour quelques secondes. »
D’un ton plus véhément : « vous ne pouvez pas entrer pour signer ! » sous-entendant que je ne pourrais pas récupérer ma fille.
Après une journée de cours de sept heures, une heure de transport, la démonstration autoritariste est difficilement supportable. Nous en sommes arrivés là. À ce qu’une animatrice de vingt ans, me menace de façon suggestive de ne pas pouvoir récupérer mon enfant. Le ton monte de mon côté.
« Ne m’énervez pas ! Qu’est-ce que vous voulez qu’il se passe ? »
« Et bien on ne sait pas, le virus est peut-être là ! » répondit l’animatrice en se retournant, et regardant derrière elle, fit de grands gestes au-dessus de sa tête. Voyant qu’elle perdait le contrôle de la situation, elle se retourna vers deux de ses collègues et dit : « on a un problème ! »
Venue à son secours et au mien, une animatrice, cachant mal son embarras, m’amène le cahier pour que je signe en me disant qu’il n’y avait pas de soucis.
« Bien sûr qu’il n’y en a pas », répondis-je, et en signe de détente en attendant que ma fille arrive jusqu’à moi, je tends mon poing fermé pour checker les deux intervenantes. Fin de l’histoire ?
Mardi 27 avril. Je ne peux répondre à mon téléphone qui sonne par trois fois à 9h13, 9h53 et 9h54 car je suis en cours. À la pause, je rappelle le numéro que je ne connais pas.
« Bonjour, monsieur Moreau, vous avez cherché à me joindre. »
« Oui police municipale à l’appareil. »
Je crains un instant un souci pour ma fille à l’école.
« Vous êtes venu hier soir à l’école sans masque. C’est obligatoire à moins de cinquante mètres. »
Je crois tout d’abord à une blague mais ne connaissant personne dans ce village, je me rends compte que ce ne peut pas en être une. Je tombe des nues.
« Vous m’appelez pour ça ? Votre vie doit être trépidante dites donc. »
« Oui ça fait partie de mes tâches. »
« Mais vous n’avez rien d’autre à faire ? »
« Je vous appelle pour vous dire de mettre un masque. »
« Et ? »
« Que c’est obligatoire à moins de cinquante mètres. »
« Et ? »
Le ton monte rapidement et je commence une argumentation scientifique qui est vouée à l’échec le plus cuisant. Pris au vif du raisonnement logique, le policier réplique : « et quand vous allez faire vos courses, vous jouez votre rebelle à ne pas mettre de masque ? »
« Et bien non puisqu’il s’agit d’un endroit clos et que je vous parle du port du masque à l’extérieur et que dans ces conditions, il ne sert à rien. »
« Je suis d’accord avec vous mais moi je compare ça à un stop avec visibilité, quand vous y êtes, vous vous arrêtez quand même ? »
« Vous comparez le code de la route avec une réalité scientifique ? Mais cette discussion est une blague ! »
Je n’ai pas vu arrivé le moment des menaces, et bien évidemment que mon erreur fut de ne pas avoir raccroché dès le départ.
« Si vous continuez à venir sans masque, nous interdirons le périscolaire à votre fille ! »
« Ah donc vous menacez ma fille maintenant, mais sur quelles bases légales vous allez faire ça ? »
Aucune réponse.
« Donc vous menacez ma fille ? »
« Non, je vous menace vous, monsieur le scientifique. Et je ne discute pas avec vous du bienfondé de l’arrêté préfectoral, vous appliquez le protocole, c’est tout.»
À bout d’arguments scientifiques, et comprenant la stérilité du dialogue, j’essaie d’apaiser la tension en invitant le policier à venir me voir chez moi pour en discuter plus calmement. Aucune réponse. La discussion animée durera neuf minutes, neuf minutes pendant lesquelles je finis de m’épuiser contre le système du protocole roi. Celui que l’on n’a pas conçu mais qu’il faut absolument appliquer. Je reste estomaqué par ce qui vient de se passer. Une animatrice de vingt ans vient de dénoncer un parent d’élève venu sans masque alors qu’il n’a mis en danger personne.
Cette délation s’est soldée par l’appel téléphonique d’un policier municipal menaçant d’amendes et d’interdiction d’animations scolaires pour une fillette de dix ans. Nous en étions effectivement arrivés là au printemps 2021 en France. Fin de l’histoire ?
Le même soir vers 17 heures, en allant chercher ma fille à l’école, je revêts un foulard type « tour de cou » et je tombe sur l’animatrice de la veille.
« C’est vous qui avez appelé la police à mon sujet ? »
« Non, j’en ai parlé à mon supérieur. »
Excédé : « et le concept de délation, ça vous parle ? »
La fille s’en va devant mon énervement flagrant. La directrice n’est pas loin, elle intervient. Je passe ma colère contre elle en fustigeant les comportements délateurs et le peu de raison et de réflexion. Elle aussi est d’accord avec moi, mais je dois appliquer le protocole « parce qu’il y a des supérieurs qui le demandent. » (sic !)
Tout le monde semble d’accord avec le fait que cette obligation ne sert à rien, mais tout le monde l’applique. Ces gens sont en train de confirmer toutes mes observations faites à ce jour. Fin de l’histoire ?
Jeudi 29 avril, 18 heures. En allant chercher ma fille à l’accueil du périscolaire, je sens qu’il va se passer autre chose mais je ne sais pas quoi, une sorte de pressentiment quant au règlement de ma dette. J’emprunte le court chemin qui me sépare de la grille et arrivé devant, aperçois un policier bras croisés, jambes écartées, il semble attendre quelqu’un, la posture parle plus que les mots. Je comprends instantanément qu’il s’agit de moi et qu’il est venu spécialement pour vérifier quelque chose. Cela fait une heure qu’il m’attend. Ma colère est elle aussi instantanée, je me plante devant lui, il semble surpris : « c’est vous que j’ai eu au téléphone mardi ? »
« Oui. »
« Je savais que vous viendrez. Et vous n’avez toujours rien d’autre à faire ? »
« Et bien justement si vous saviez que je venais… mais je vois que votre masque n’est pas réglementaire, je vais donc vous verbaliser. »
Je ne suis étonné qu’à moitié. Ce comportement n’est pas une surprise, il épouse à la perfection le statut de cet homme et le rôle qu’on lui a donné à jouer, un rôle de premier rang dans l’histoire de la comédie humaine dans laquelle nos actes nous étouffent comme nos pulsions nous échappent. Nous ne sommes même plus inquiets des conséquences de nos faits et gestes vis-à-vis d’autrui, nous ne voyons que par l’ordonnance. Qui ordonne est d’une importance capitale à nos yeux, mais pourquoi il le fait ne nous intéresse plus. Seul le fait de la reconnaissance de notre obéissance nous sied. Notre démarche n’a jamais été tournée que vers nous-mêmes, et ce que nous pensons être un devoir envers la communauté des hommes, n’est finalement qu’une vaste mascarade purement égoïste. Max Stirner est, en ce sens, le maitre absolu de la clairvoyance.
Un parent d’élève arrive, il porte lui aussi un masque en tissu.
« Vous allez donc verbaliser aussi cette personne ? »
« Non. »
« Et vous, vous le portez votre masque quand vous êtes avec vos amis par exemple ? »
« Non. »
Je n’en reviens pas. Peut-être vexé de notre première discussion ou tout empreint d’une conscience professionnelle exacerbée, il sort son carnet et menace d’une seconde amende à mille cinq cent euros si je récidive. Je déverse alors tout mon ressentiment : mes stagiaires et ma femme en prise directe avec l’épidémie sans aucune considération, les protocoles absurdes appliqués par des gens tout aussi absurdes, l’absolue inutilité des pouvoirs étatiques vis-à-vis de tous ces acteurs de premier rang et tout ce dont il est question dans cette étude. Devant la véhémence de mes
propos qui relèvent d’une colère légitime argumentée et jamais insultante, je me vois menacé d’un délit pire que l’outrage à agent. À ce jour, je n’ai toujours pas compris de quoi il s’agissait. Je rentre chez moi avec l’amende de cents trente-cinq euros sur laquelle il est écrit que je n’ai pas respecté l’arrêté préfectoral. Un rapide coup d’œil à cet arrêté me démontre que le policier n’a été témoin d’aucune infraction, car jamais il n’est dit dans ce texte de quel type doit être le masque : foulard en tissu couvrant les trois quarts du visage comme le mien, masque artisanal en tissu avec élastiques pour les oreilles, masque chirurgical ? (En ligne : https://www.gironde.gouv.fr/Actualites/COVID-19-point-de-la-situation-en-Gironde-Ou-se-faire-vacciner/COVID-19-Lesarretes-pris-en-Gironde/2020-10-30-Arrete-port-du-masque-obligatoire-communes-de-la-Gironde. Consulté le 11/05/2021.)
Avec cette histoire, j’avais définitivement démontré la force des représentations de l’esprit et la puissance pulsionnelle qui menait l’individu dans la barque de la soumission à l’absolue observance de principes ineptes et inutiles. Pulsion relevant d’un instinct de survie, survie de la caste par la jouissance du pouvoir administratif détenu. Qu’est-ce qui se cachait derrière la démarche de l’animatrice se plaignant à son supérieur qu’un parent était venu sans masque ? Derrière celle du supérieur se plaignant au policier ? Derrière celle du policier attendant pendant une heure quelqu’un pour un motif aussi ridicule ?
Il faut pour répondre à ces questions s’immerger dans la psyché, celle-là même qui est conduite par la peur et l’ignorance, et y déceler tous les ressorts leibniziens comme autant d’outils à construire l’histoire non pas d’un pays, mais d’un individu. Cette étude n’aura le mérite que de poser certaines interrogations sans pour autant avoir la prétention de livrer toutes les réponses. Un processus scientifique complet nécessiterait peut-être de retourner auprès des différents intervenants pour s’entretenir avec eux à propos de leur perception des choses. Nul doute que
l’inconscient en transpirerait.


5. Conclusion


Vendredi 30 avril, l’histoire semble terminée. Vraiment ? Non, car le facteur sonne à ma porte et me tend une lettre qui m’est destinée. Sur l’enveloppe, je remarque le blason du village girondin en question et en l’ouvrant, je découvre que son maire me donne rendez-vous pour, je cite : « débattre du port du masque dans l’espace public. »
Plus apaisé que la veille, je me rends compte du désœuvrement invraisemblable de toutes ces personnes. Mais n’ont-elles rien d’autre à faire ?
Le numéro du maire est inscrit dans la lettre et je lui passe donc un appel. Le discours qu’il tient n’est en rien surprenant : respect des protocoles, morts à venir, submersion psychique pour tous… Mais un argument retient mon attention : « le respect de la démocratie et de la République ! »
Mais quel était donc le lien entre contamination au SARS-CoV-2, République et démocratie ? Si ce n’est un très curieux mélange des genres entre démagogie, morale piteuse et bonne conscience, je ne voyais pas bien de quoi il s’agissait. En quoi ne pas mettre un masque lorsqu’il n’était pas nécessaire était un rejet de la démocratie et de la République ? Quels étaient les liens entre l’organisation politique d’un état, le mode d’élection de ses représentants et la gestion sanitaire d’une crise due à un virus respiratoire ? (Lire à ce propos l’excellent ouvrage de Barbara Stiegler paru en 2021 chez Gallimard sous le titre De la démocratie en pandémie: Santé, recherche, éducation où il est question justement de l’absence totale de concertation du peuple dans la gestion de cette crise.).
C’était tout bonnement incompréhensible. Ou peut-être que si finalement, si cet élu pensait que les décisions prises relevaient toutes d’une décision purement plébéienne. Je laisse le lecteur seul juge de cette supposition. Ce que je compris surtout de cette administration, c’est qu’elle avait peur, peur d’un citoyen qui ne respectait pas les règles et qui semblait mettre en danger les autres, peur d’une réalité biologique vieille de quatre milliards d’années. Cela prouvait aussi que mon discours n’avait pas du tout été compris et j’en étais certainement le principal coupable.
Je rassurais le maire sur le fait que je mettrais désormais mon masque devant la grille de l’école et que je paierais mon amende. Il parut rassuré et je raccrochai. Je ressortis donc la vieille chaussette auboise, chef d’œuvre de la technicité et de la recherche sanitaire, solution-miracle pour l’acceptation du groupe et la réassurance des masses ignorantes et apeurées. Avais-je fait fi de mes convictions ? Étais-je victime du syndrome de Stockholm ? Peut-être. Peut-être aussi que définitivement et grâce à ces incidents, je faisais mien les préceptes stirneriens : ataraxie et aphasie.
Avec cet appel, mon étude se terminait. L’amende était le sésame pour mon sevrage à la colère, je la paierai pour me désintoxiquer du ressentiment et m’affranchir de cette réflexion sans fin qui était mon quotidien depuis plus d’un an et qui finalement abimait toutes mes relations au monde.
Je payais une de mes dettes existentielles, celle que je devais pour ne jamais avoir compris que l’on puisse laisser place à la délation, au rejet, au refus de la connaissance, à l’ignorance crasse et à la peur.
Deux ou trois jours après, je pris l’air sur les quais de Bordeaux où le masque était obligatoire. Je croisai des dizaines de personnes, mais vieux comme jeunes, skaters et cyclistes, les masques se comptaient sur les doigts d’une seule main. Toutes ces personnes étaient-elles inconscientes de leur comportement comme les arrêtés préfectoraux le pensaient ? Ou n’étaient-elles que des êtres humains conscients de leur vitalité ? Ce que je voyais en tout cas, n’était pas le fruit d’une volonté bureaucratique, ce n’était que l’expression d’une réalité : le vivant, sous toutes ses formes, était inarrêtable!
J’entrai dans une librairie et achetai l’ouvrage d’Etienne Klein Le goût du vrai, dont on pouvait lire sur le quatrième de couverture ces quelques mots : « L’air du temps, en accusant la science de n’être qu’un récit parmi d’autres ; l’invite à davantage de modestie. On la prie de bien vouloir gentiment “rentrer dans le rang ” en acceptant de se mettre sous la coupe de l’opinion. »
Je respirais de nouveau. Une nouvelle fois, la philosophie m’avait tiré du doute.

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