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Billet de blog 4 avril 2022

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Malgré les erreurs de Poutine, la défaite de la Russie est loin d'être garantie

Poutine a grossièrement mal évalué presque tout ce qui a trait à son invasion de l'Ukraine, mais il semble de plus en plus que les puissances de l'OTAN se laissent également prendre au jeu des vœux pieux en commençant à se partager la peau de l’ours alors que celui-ci respire encore.

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Poutine est considéré comme un monstre inefficace, mais la défaite de la Russie est loin d'être garantie

Par Patrick Cockburn, le 4 avril

Je suis arrivé à Moscou en tant que correspondant à la fin de 1999, au moment où Vladimir Poutine passait de l'obscurité bureaucratique à la présidence russe en l'espace de six mois. Il devait son ascension rapide au soutien de son prédécesseur Boris Eltsine, à ses succès dans la guerre en Tchétchénie et à l'espoir des Russes qu'il mettrait fin au chaos et à la pauvreté qu'ils enduraient depuis l'effondrement de l'Union soviétique.

À l'époque, j'ai été frappé par le sourire froid et la démarche athlétique de Poutine, qui visaient à donner une impression d'autorité professionnelle. Je me suis demandé comment était réellement cet homme, comme l'ont fait de nombreux Russes curieux de son image publique. Une blague à Moscou, adaptée d'une plaisanterie souvent adressée aux dirigeants soviétiques dans le passé, demandait : "Y aura-t-il un jour un culte de la personnalité de Poutine ? Non, car pour avoir un tel culte, il faut d'abord avoir une personnalité".

Ce dénigrement a probablement sous-estimé Poutine. Et de toute façon, son contrôle des médias russes lui a permis de se faire passer pour un leader national "dur à cuire" compétent. Mais pour moi, il est toujours resté une figure insaisissable, experte dans les mécanismes de conquête et de conservation du pouvoir en Russie, tout en faisant un appel général au nationalisme russe.

J'ai essayé de penser à un dirigeant historique dont la vie pourrait éclairer la carrière de Poutine. Juste avant sa première élection à la présidence en 2000, un ami russe m'a cité le verdict cinglant du chancelier allemand Otto von Bismarck sur Napoléon III, qu'il décrivait comme "un sphinx sans énigme. De loin, quelque chose, de près, rien".

L'analogie semble d'autant plus appropriée aujourd'hui que Napoléon III et Poutine ont tous deux fait preuve d'un nationalisme exacerbé, ancré dans un passé glorieux où leurs pays étaient au zénith de leur puissance (tsariste et soviétique dans le cas de la Russie, Napoléon Ier à son apogée dans le cas de la France).

Les deux dirigeants ont gagné en arrogance au fil de leur règne. Napoléon III s'est lancé dans la guerre franco-prussienne en 1870, quelque 22 ans après avoir remporté l'élection présidentielle française en 1848, et a été sèchement battu. Après presque exactement la même période, Poutine a envahi l'Ukraine et s'est aperçu qu'il avait sous-estimé la résistance ukrainienne, exagéré la force militaire russe et mal évalué la puissante riposte des puissances de l'OTAN.

La personnalité politique de Poutine reste à ce jour quelque peu mystérieuse, de nombreux experts l'accusant d'être un monstre fou et un criminel de guerre. Mais une telle description, aussi justifiée soit-elle par les atrocités commises en Ukraine, n'est guère utile pour déterminer ce qu'il fera ensuite et qui, compte tenu de son pouvoir absolu en Russie, déterminera la paix en Europe.

L’échec est un grand professeur

Les gouvernements occidentaux prétendent savoir ce qui détermine sa pensée. "Même si nous pensons que les conseillers de Poutine ont peur de lui dire la vérité", a déclaré Jeremy Fleming, chef de l'agence de renseignement électromagnétique GCHQ, "ce qui se passe et l'ampleur de ces erreurs d'appréciation doivent être limpides pour le régime."

Il est vrai que l'échec est un grand professeur pour les gouvernements comme pour les individus, mais cela pourrait seulement conduire les forces russes à se battre de manière plus astucieuse, car leurs avancées multidimensionnelles ratées, chacune trop faible pour atteindre leurs objectifs, se concentrent maintenant sur le Donbass et le sud-est de l'Ukraine.

Les révélations de Fleming et d'officiers supérieurs de l'armée laissent transparaître le dangereux sentiment que les bévues russes sont irréversibles. Le porte-parole du Pentagone, Jim Kirby, a déclaré que "le fait qu'il [Poutine] ne dispose peut-être pas de tout le contexte, qu'il ne comprend peut-être pas pleinement à quel point ses forces échouent en Ukraine, c'est un peu gênant".

Pourtant, rien de ce qu'ont dit les officiers et responsables américains et britanniques n'est nouveau. Les agences de renseignement, même si elles disposent d'informations de source secrète, disent rarement quelque chose qui révélerait leur existence. La CIA, par exemple, cherchait désespérément à dissimuler le fait qu'elle pouvait surveiller le téléphone de la voiture du dirigeant soviétique Leonid Brejnev.

Pas de sortie facile

Poutine a grossièrement mal évalué presque tout ce qui a trait à son invasion de l'Ukraine, mais il semble de plus en plus que les puissances de l'OTAN se laissent également prendre au jeu des vœux pieux en commençant à se partager la peau de l’ours alors que celui-ci respire encore. Les performances de l'armée russe ont peut-être été catastrophiques jusqu'à présent, mais elles ne le resteront pas nécessairement. Lors des guerres passées en Irak et en Afghanistan, les gouvernements occidentaux ont eu la volonté autodestructrice de croire leur propre propagande selon laquelle un ennemi vaincu était en fuite.

Poutine - aussi insensée que soit sa décision initiale d'attaquer - dispose toujours d'une puissante armée en Ukraine, alors que les puissances de l'OTAN n'y ont pas un seul soldat. Il s'agit d'un fait stratégique plus important que les anecdotes sur les chars russes écrasant délibérément leurs propres commandants ou sabotant leur équipement.

Le gouvernement britannique, en particulier, part du principe que la guerre ne peut aller que dans un sens, affirmant qu'un accord de paix aujourd'hui serait prématuré, laissant Poutine s'en tirer à bon compte et exigeant de l'Ukraine des concessions évitables si elle remporte de nouveaux succès militaires, ce que les ministres considèrent comme inévitable. Une source gouvernementale britannique de haut niveau aurait déclaré : "Nous pensons que l'Ukraine doit être dans la position la plus forte possible sur le plan militaire avant que ces pourparlers puissent avoir lieu." Selon elle, Poutine ne devrait pas pouvoir quitter facilement l'Ukraine et Boris Johnson insiste sur le fait que les sanctions devraient être intensifiées jusqu'à ce que les troupes russes quittent l'Ukraine, y compris la Crimée.

L'idée est évidemment que l'Ukraine reste un bourbier mortel pour la Russie, un peu comme l'Afghanistan l'a été pour l'Union soviétique dans les années 1980 ou l'Irak pour les États-Unis et la Grande-Bretagne après 2003. Ignorant le fait qu'une longue guerre pourrait condamner l'Ukraine à des niveaux de mort et de dévastation similaires à ceux de l'Irak et de l'Afghanistan, cette idée suppose que le pendule militaire est prévisible et qu'il n'oscille que dans un sens, une hypothèse qui est contredite par la moitié des guerres de l'histoire.

L'image de macho que Poutine se fait de lui-même

Au cours de ses vingt premières années au pouvoir au Kremlin, les capacités de Poutine ont été exagérées en Russie et dans le reste du monde. Depuis qu'il a ordonné l'invasion de l'Ukraine, on a tendance à le considérer comme un monstre fou mais inefficace qui s'apprête à subir une défaite inévitable. Il est possible que ce soit exactement ce qui va se passer, mais ceux qui s'emploient le plus énergiquement à diaboliser Poutine supposent paradoxalement qu'en cas de défaite, il se comportera avec une calme retenue lorsqu'il s'agira d'utiliser des armes chimiques ou nucléaires.

Un échec en Ukraine pourrait contraindre Poutine à quitter le Kremlin, tout comme le succès de la guerre de Tchétchénie, il y a 22 ans, lui a ouvert ses portes. Dans l'idéal, lui et son cercle restreint pourraient prendre leur retraite comme Eltsine et sa famille, avec la garantie de leur sécurité physique et de leur immense richesse, mais s'enfuir serait contraire à l'image de macho que Poutine se fait de lui-même.

L'idée de le juger en tant que criminel de guerre, ce qui ne se produirait qu'après un changement de régime à Moscou soutenu par l'étranger, joue en sa faveur en ajoutant de la crédibilité à son affirmation selon laquelle l'État russe est menacé et doit se défendre. Au cours des prochains mois, nous verrons peut-être - après plus de deux décennies au pouvoir - ce qu'est réellement Vladimir Poutine.

Je me sens frustré par ceux qui condamnent les atrocités de la guerre, mais qui s'en servent ensuite comme d'une raison pour continuer à mener une guerre qui produira inévitablement encore plus d'atrocités. Si l'on veut que l'affirmation selon laquelle "la guerre est une atrocité" soit autre chose qu'une platitude, alors la seule façon de mettre fin à la tuerie est de mettre fin au conflit. Il ne s'agit pas de tirer d'affaire les auteurs de crimes de guerre, mais de reconnaître que les guerres rendent ces crimes inévitables - mais non moins coupables.

Pourtant, un nombre croissant de politiciens et d'experts sont prêts à se battre jusqu'au dernier ukrainien pour vaincre l'ours russe. Cette volonté est en partie alimentée par l'indignation populaire face à la brutalité russe contre les civils, qui passe à la télévision tous les soirs. Les politiciens, en particulier à Washington et à Londres, se réjouissent à l'idée que la Russie soit piégée dans un bourbier ukrainien sans trop se soucier de ce qui arrivera aux plus de 40 millions d'Ukrainiens vivant sur ce champ de bataille.

Ce qui inquiète encore, c'est la conviction presque légère que Poutine n'utiliserait jamais d'armes nucléaires ou chimiques tactiques dans ce conflit. L'origine de cette confiance est un mystère pour moi. The Economist déclare avec sévérité que "la meilleure dissuasion serait que l'OTAN s'oppose à la menace voilée de M. Poutine et fasse clairement savoir qu'une atrocité nucléaire ou chimique entraînerait l'isolement total de la Russie". Voilà qui va vraiment les faire trembler au Kremlin.

En dessous du radar

Les atrocités commises par la Russie en Ukraine devraient conduire à une plus grande condamnation de crimes similaires à Alep, Gaza, Raqqa, Sanaa, Mossoul et une myriade d'endroits en Afghanistan. Mais il y aura toujours quelqu'un pour lever la main et dire que "comparaison n’est pas raison" - un argument stupide qui est devenu une charte des hypocrites. Il va également à l'encontre du bon sens : quelqu'un pourrait-il prétendre que le fait de rendre public un meurtre dans le Lancashire dévalorise en quelque sorte la bassesse d'un meurtre dans le Kent ? Pourtant, au plus fort du bombardement de l'Ukraine, une série de sénateurs américains veulent faire exactement cela en mettant fin à une enquête sur le bombardement de Gaza par Israël.

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