Par Medea Benjamin & Nicolas J.S. Davies, Salon, 10 mars 2022
Le président russe Vladimir Poutine a affirmé avoir ordonné l'invasion de l'Ukraine pour "dénazifier" son gouvernement, tandis que des responsables occidentaux, comme l'ancien ambassadeur des États-Unis à Moscou Michael McFaul, ont qualifié cette affirmation de pure propagande, insistant sur le fait qu'"il n'y a pas de nazis en Ukraine." Dans le contexte de l'invasion russe, les relations problématiques du gouvernement ukrainien post-2014 avec les groupes d'extrême droite et les partis néonazis sont devenues un élément incendiaire des deux côtés de la guerre de propagande, la Russie l'exagérant comme un prétexte à la guerre et l'Occident essayant de le cacher sous le tapis.
La réalité derrière la propagande est que l'Occident et ses alliés ukrainiens ont opportunément exploité et donné du pouvoir à l'extrême droite en Ukraine, d'abord pour réussir le coup d'État de 2014, puis en la redirigeant pour combattre les séparatistes dans l'est de l'Ukraine. Et loin de "dénazifier" l'Ukraine, l'invasion russe est susceptible de renforcer le pouvoir des néonazis ukrainiens et internationaux, car elle attire des combattants du monde entier et leur fournit des armes, une formation militaire et l'expérience du combat dont beaucoup d'entre eux sont avides.
Le parti néonazi ukrainien Svoboda et ses fondateurs, Oleh Tyahnybok et Andriy Parubiy, ont joué un rôle de premier plan dans le coup d'État soutenu par les États-Unis en février 2014. La secrétaire d'État adjointe Victoria Nuland et l'ambassadeur américain Geoffrey Pyatt ont mentionné Tyahnybok comme l'un des dirigeants avec lesquels ils travaillaient dans leur appel téléphonique tristement célèbre ayant fait l'objet d'une fuite avant le coup d'État, même s'ils ont essayé de l'exclure d'un poste officiel dans le gouvernement après le coup d'État.
Alors que les manifestations autrefois pacifiques à Kiev ont cédé la place à des batailles rangées avec la police et à des marches violentes et armées pour tenter de franchir les barricades de la police et atteindre le bâtiment du Parlement, les membres de Svoboda et la milice du Secteur droit nouvellement formée, dirigée par Dmytro Yarosh, se sont battus contre la police, ont pris la tête des marches et ont dévalisé un dépôt d'armes de la police. À la mi-février 2014, ces hommes armés étaient les leaders de facto du mouvement Maïdan. Nous ne saurons jamais quel type de transition politique les seules protestations pacifiques auraient pu produire en Ukraine, ni à quel point le nouveau gouvernement aurait été différent si on avait laissé un processus politique pacifique suivre son cours sans interférence des États-Unis ou des extrémistes de droite violents.
Mais c'est Yarosh qui est monté sur la scène du Maïdan et a rejeté l'accord du 21 février 2014 négocié par les ministres des Affaires étrangères français, allemand et polonais, en vertu duquel le président Viktor Ianoukovitch et les dirigeants politiques de l'opposition ont convenu d'organiser de nouvelles élections plus tard dans l'année. Au lieu de cela, Yarosh et Secteur droit ont refusé de désarmer et ont mené la marche finale sur le Parlement qui a renversé le gouvernement.
Depuis 1991, les élections ukrainiennes ont oscillé entre des dirigeants comme M. Ianoukovitch, originaire de Donetsk et entretenant des liens étroits avec la Russie, et des dirigeants soutenus par l'Occident comme le président Viktor Iouchtchenko, élu en 2005 après la "révolution orange" qui a suivi l'élection contestée [de Viktor Ianoukovitch]. La corruption endémique de l'Ukraine a entaché tous les gouvernements, et la désillusion rapide de la population à l'égard du leader et du parti qui ont remporté le pouvoir a conduit à une oscillation entre les factions alliées à l'Occident et à la Russie. [C'est ainsi que Viktor Ianoukovitch, dont l'élection avait été contestée 5 ans plus tôt, a été réélu à la présidence de l'Ukraine en février 2010 - NdT]
En 2014, [Victoria] Nuland et le département d'État ont obtenu que leur favori, Arseniy Yatsenyuk, soit installé comme premier ministre du gouvernement de l'après-coup d'État. Il a tenu deux ans jusqu'à ce qu'il perde lui aussi son poste en raison d'interminables scandales de corruption. Petro Porochenko, le président de l'après-coup d'État, a tenu un peu plus longtemps, jusqu'en 2019, même après que ses systèmes personnels d'évasion fiscale furent exposés dans les Panama Papers de 2016 et les Paradise Papers de 2017.
Lorsque Yatsenyuk est devenu premier ministre, il a récompensé le rôle joué par Svoboda dans le coup d'État en lui attribuant trois postes ministériels, dont celui de vice-premier ministre à Oleksander Sych, ainsi que les postes de gouverneur de trois des 25 provinces ukrainiennes. Andriy Parubiy, de Svoboda, est nommé président du Parlement, poste qu'il occupera pendant cinq ans. Tyahnybok s'est présenté à la présidence en 2014, mais n'a obtenu que 1,2 % des voix, et n'a pas été réélu au Parlement.
Les électeurs ukrainiens ont tourné le dos à l'extrême droite lors des élections de l’après-coup d'État de 2014, réduisant la part de Svoboda de 10,4 % du vote national en 2012 à 4,7 %. Svoboda a perdu son soutien dans les régions où il contrôlait les gouvernements locaux mais n'avait pas tenu ses promesses, et son soutien était divisé maintenant qu'il n'était plus le seul parti à se présenter avec des slogans et une rhétorique explicitement antirusses.
Après le coup d'État, le Secteur droit a contribué à consolider le nouvel ordre en attaquant et en dispersant les manifestations anti-coup d'État, dans ce que son chef Yarosh a décrit à Newsweek comme une "guerre" visant à "nettoyer le pays" des manifestants pro-russes. Cette campagne a atteint son apogée le 2 mai [2014] avec le massacre de 42 manifestants anti-coup d'État qui ont brûlé vifs dans un pogrome, après qu'ils se furent abrités des assaillants du Secteur droit dans la Maison des syndicats à Odessa.
Après que les manifestations anti-coup d'État se sont transformées en déclarations d'indépendance à Donetsk et à Louhansk, l'extrême droite ukrainienne est passée à la lutte armée à grande échelle. L'armée ukrainienne n'étant guère enthousiaste à l'idée de combattre son propre peuple, le gouvernement a formé de nouvelles unités de la Garde nationale à cet effet. Le Secteur droit a formé un bataillon, et les néonazis ont également dominé le bataillon Azov, fondé par Andriy Biletsky, un suprématiste blanc avoué qui affirmait que le but national de l'Ukraine était de débarrasser le pays des Juifs et des autres races inférieures.
C'est le bataillon Azov qui a mené l'assaut du gouvernement post-coup d'État contre les républiques autoproclamées et repris la ville de Marioupol aux forces séparatistes. L'accord de Minsk II en 2015 a mis fin aux pires combats et a mis en place une zone tampon autour des républiques séparatistes, mais une guerre civile de faible intensité s'est poursuivie. On estime que 14 000 personnes y ont été tuées depuis 2014. Le représentant démocrate de Californie, Ro Khanna, et d'autres membres progressistes du Congrès ont essayé pendant plusieurs années de mettre fin à l'aide militaire américaine au bataillon Azov. Ils l'ont finalement fait dans le projet de loi d'affectation à la défense de l'exercice 2018, mais Azov aurait continué à recevoir des armes et des formations américaines malgré l'interdiction.
En 2019, le Soufan Center, qui suit les groupes terroristes et extrémistes dans le monde, mettait en garde : "Le bataillon Azov émerge comme un nœud critique dans le réseau transnational d'extrême droite violent. Son approche agressive de la mise en réseau sert l'un des objectifs primordiaux du bataillon Azov, à savoir transformer les zones qu'il contrôle en Ukraine en un centre principal pour la suprématie blanche transnationale".
Le Soufan Center a décrit comment le "réseautage agressif" du bataillon Azov s'étend au monde entier pour recruter des combattants et diffuser son idéologie suprématiste blanche. Les combattants étrangers qui s'entraînent et combattent avec le bataillon Azov retournent ensuite dans leur propre pays pour appliquer ce qu'ils ont appris et recruter d'autres personnes.
Parmi les extrémistes étrangers violents ayant des liens avec Azov figurent Brenton Tarrant, qui a massacré 51 fidèles dans deux mosquées à Christchurch, en Nouvelle-Zélande, en 2019, et plusieurs membres du mouvement américain Rise Above qui ont été poursuivis pour avoir attaqué des contre-manifestants lors du rassemblement "Unite the Right" à Charlottesville en août 2017. D'autres vétérans d'Azov sont retournés en Australie, au Brésil, en Allemagne, en Italie, en Norvège, en Suède, au Royaume-Uni et dans d'autres pays.
Malgré le succès déclinant de Svoboda aux élections nationales, les groupes néonazis et nationalistes extrêmes, de plus en plus liés au bataillon Azov, ont conservé le pouvoir dans la rue en Ukraine, et dans la politique locale dans le cœur nationaliste ukrainien autour de Lviv, dans l'ouest de l'Ukraine.
Après l'élection du président Volodymyr Zelensky en 2019, l'extrême droite a menacé ce dernier de le démettre de ses fonctions, voire de le tuer, s'il négociait avec les dirigeants séparatistes du Donbass et donnait suite au protocole de Minsk. Zelensky s'était présenté aux élections en tant que "candidat de la paix", mais sous la menace de l'extrême droite, il a même refusé de parler aux dirigeants de Donbass, qu'il a qualifiés de terroristes.
Au cours de la présidence de Trump, les États-Unis sont revenus sur l'interdiction par Obama des ventes d'armes à l'Ukraine, et la rhétorique agressive de Zelensky a suscité de nouvelles craintes dans le Donbass et en Russie qu'il renforce les forces ukrainiennes pour une nouvelle offensive visant à reprendre Donetsk et Louhansk par la force.
La guerre civile s'est combinée aux politiques économiques néolibérales du gouvernement pour créer un terrain fertile pour l'extrême droite. Le gouvernement qui a suivi le coup d'État a imposé davantage la même "thérapie de choc" que celle qui a été imposée dans toute l'Europe de l'Est dans les années 1990. L'Ukraine a reçu un renflouement de 40 milliards de dollars du Fonds monétaire international et, dans le cadre de l'accord, a privatisé 342 entreprises publiques, réduit l'emploi dans le secteur public de 20 %, tout en réduisant les salaires et les pensions, privatisé les soins de santé et désinvesti dans l'éducation publique, fermant 60 % de ses universités.
Associées à la corruption endémique de l'Ukraine, ces politiques ont conduit au pillage des biens de l'État par la classe dirigeante corrompue, à la baisse du niveau de vie et aux mesures d'austérité pour tous les autres. Le gouvernement issu du coup d'État a pris la Pologne comme modèle, mais la réalité était plus proche de la Russie de Boris Eltsine dans les années 1990. Après une chute de près de 25 % de son PIB entre 2012 et 2016, l'Ukraine reste le pays le plus pauvre d'Europe.
Comme ailleurs, les échecs du néolibéralisme ont alimenté la montée de l'extrémisme de droite et du racisme, et maintenant, la guerre avec la Russie promet de fournir à des milliers de jeunes hommes aliénés du monde entier une formation militaire et une expérience du combat, qu'ils pourront ensuite ramener chez eux pour terroriser leur propre pays.
Le Soufan Center a comparé la stratégie de mise en réseau internationale du bataillon Azov à celle d'Al-Qaïda et de Daech. Le soutien des États-Unis et de l'OTAN au Bataillon Azov présente les mêmes risques que le soutien apporté aux groupes liés à Al-Qaida en Syrie il y a dix ans. Ces groupes se sont rapidement retournés contre eux lorsqu'ils ont donné naissance à Daech et se sont retournés de manière décisive contre leurs bailleurs de fonds occidentaux.
À l'heure actuelle, les Ukrainiens sont unis dans leur résistance à l'invasion russe, mais nous ne devrions pas être surpris lorsque l'alliance des États-Unis avec les forces néonazies mandataires en Ukraine, y compris l'injection de milliards de dollars en armes sophistiquées, entraînera un retour de flamme tout aussi violent et destructeur.
Medea Benjamin est cofondatrice de CODEPINK et du groupe de défense du commerce équitable Global Exchange. Elle est l'auteur de Drone Warfare (OR Books, 2012) et a joué un rôle actif au sein du Parti vert. Elle est titulaire d'un master à la fois en santé publique et en économie. En 2012, elle a reçu le prix de la paix de la fondation américaine Peace Memorial. Elle a également reçu le prix Gandhi de la paix 2014 et le prix Martin Luther King, Jr. 2010. 2010 du Fellowship of Reconciliation.
Nicolas J. S. Davies est un journaliste indépendant, un chercheur au sein de CODEPINK, et l'auteur de Blood On Our Hands : The American Invasion and Destruction of Iraq.