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Billet de blog 17 septembre 2014

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Ce qui attire Modi vers la Chine

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Par MK Bhadrakumar. Publié le 16 septembre 2014 dans Asia Times Online : What draws Modi to China (traduction JFG-QuestionsCritiques).

Ce qui vient vraiment à l’esprit sont les paroles de la célèbre chanson de Frank Sinatra. Regarder « par la fenêtre voleter les feuilles mortes … Je vois tes lèvres, les baisers de l’été/Les mains, rougies par le soleil, que je tenais … »

Ces vers mélancoliques d’une langueur infinie, emplis de nostalgie, pourraient caractériser les sentiments américains alors que le badinage de l’Inde avec la Chine débutera sérieusement ce mercredi après-midi sur les rives de ce fleuve chargé d’histoire, la Sabarmati, dans l’Etat occidental du Gujarat, où arrivera le président chinois Xi Jinping et où le Premier ministre indien, Narendra Modi, s’apprêtera à le recevoir personnellement.

Ce mercredi tombe aussi le jour de l’anniversaire de Modi, qui est originaire du Gujarat. Et, le symbolisme derrière la venue de Xi Jinping ne peut échapper aux Américains.

Ce que l’on attendait généralement en Inde et à l’étranger était que le gouvernement dirigé par Modi maintienne la « continuité » en matière de politique étrangère indienne.

On espérait qu’elle aille dans la direction d’une consolidation supplémentaire du penchant de l’Inde vers les Etats-Unis à travers les dix dernières années de pouvoir sous la direction du Premier ministre Manmohan Singh, acclamé comme le dirigeant indien le plus « pro-américain » que l’Inde ait jamais eu depuis son indépendance, il y a 67 ans.

Pas plus tard qu’à la fin-juillet, la nouvelle ministre aux Affaires Extérieures, Sushma Swaraj, affirmait : « Nous pensons que la politique étrangère s’inscrit dans la continuité. La politique étrangère ne change pas avec le changement de gouvernement ».

Effectivement, la culture politique de l’Inde admet rarement des changements politiques brutaux. Dans la culture indienne, imprégnée du respect pour le passé, la maturité et la sobriété sont synonymes de continuité.

Cependant, après cent jours de gouvernement Modi, il est devenu impossible de maintenir cette façade.

Naviguant à travers trois échanges de haut niveau qui se succèdent rapidement en septembre – avec le Japon, la Chine et les Etats-Unis – Modi se défait plutôt sommairement des prétentions persistantes, comme les arbres se séparent des feuilles mortes en automne.

L’innovation fascinante de Modi saute aux yeux. Elle est peut-être en partie structurelle, saisonnière, inspirée régionalement et même produite d’un point de vue ethnique, mais la fierté de faire que cet évènement surgisse passé est aisément reconnaissable – comme la décision de recevoir Xi Jinping à l’aéroport d’Ahmedabad.

[C’est d’Ahmedabad, depuis l’Ashram de Sabarmati, que le Mahatma Gandhi lança la marche du sel en 1930 – ndt

Il semble que ceux qui parlaient de « continuité » ne connaissaient pas l’état d’esprit de Modi, alors que lui-même ne s’est pas donné la peine de présenter une politique étrangère doctrinaire.

Mais il faut dire que sa doctrine est toujours en construction et Modi ne peut pas être pris en faute pour n’avoir pas expliqué sa feuille de route. Par ailleurs, il est de nature taciturne – sauf lorsqu’il est inspiré par les foules grouillantes de l’Inde.

Modi a malicieusement hérité des deux ancres de salut de la politique étrangère indienne – la primauté sur la diplomatie économique et l’autonomie stratégique.

D’un autre côté, sous sa direction, il y a eu un changement visible dans le déploiement de l’autonomie stratégique, qui n’est plus un pilier « autonome » mais qui est devenue un étais délibéré pour la diplomatie économique.

Deuxièmement, Modi a filtré l’espace de la diplomatie économique – et le penchant de l’Inde vers le monde occidental qui s’est fondu dans cette rubrique au cours des dix dernières années dans le domaine de la politique étrangère – pour le déplacer de l’Ouest vers l’Asie.

Modi doit se rendre aux Etats-Unis dans exactement [onze] jours. Mais rien dans le discours américain n’a jamais marqué une visite de Manmohan Singh à la Maison Blanche.

Une idée avait été initialement émise pour apaiser Modi en lui accordant le privilège de s’adresser au Congrès des Etats-Unis. Mais celle-ci a été discrètement mise en veilleuse.

Tout ceci mérite certainement une explication.

Le cœur du problème est qu’il y a eu une « militarisation » prononcée de la conception stratégique de l’Inde au cours des dernières 10 à 15 années, qui ont représenté une période de forte croissance économique, laquelle semblait éternelle.

En ces temps heureux, la géopolitique s’emparait des discours stratégiques et les experts se délectaient à l’idée de la responsabilité conjointe de l’Inde avec les Etats-Unis, l’unique superpuissance, pour protéger le patrimoine mondial et la région « Inde/Pacifique ».

La notion sous-jacente de rivalité avec la Chine – formulée par « coopération et concurrence », une expression diplomatique empruntée aux Américains – était à peine voilée.

Ensuite est arrivée la crise financière et la Grande Récession de 2008, qui ont exposé les véritables faiblesses des modèles économique et politique occidentaux et jeté des doutes sur leurs potentiels à long terme.

En effet, non seulement la crise financière a lumineusement montré que la Chine et les autres économies émergentes pouvaient mieux traverser la tempête que les économies occidentales développées, mais qu’elles prospéraient réellement.

Les économies de marché émergentes comme l’Inde, le Brésil ou l’Indonésie ont commencé à regarder la Chine avec un intérêt renouvelé, avec un certain fond de jalousie.

Inutile de dire qu’il y a eu une érosion de la confiance dans le système économique occidental et le Consensus de Washington qui attiraient Manmohan Singh.

En termes de sécurité, cela a ralenti le « partenariat stratégique » indo-américain. La responsabilité de la stagnation a été injustement attribuée à une administration Obama «affolée » et abattue et à un gouvernement de Manmohan Singh « timide » et dépourvu d’imagination.

Alors que ce qu’il s’est produit était quelque chose à long terme – l’idéologie qui prévalait en Inde durant une grande partie du règne de l’Alliance Progressiste Unie, c’est-à-dire que les institutions et les gouvernements de style occidental sont la clé du développement des économies émergentes, s’est elle-même fondamentalement ternie.

Ce que nous oublions en Inde est que la crise financière de 2008 a été aussi une crise de la démocratie à l’occidentale. Il y a eu un effondrement de la confiance dans les modèles économique et politique occidentaux.

Dans le contexte de l’Inde, le dysfonctionnement croissant de la gouvernance, la disparité qui se creuse dans les revenus et le chômage croissant des jeunes se combinent pour créer un sentiment de morosité et de dérive quant à ce que la démocratie peut offrir et, à son tour, galvaniser la demande de changement.

Curieusement, à travers tout cela, il est devenu évident que les économies mixtes et les systèmes politiques « non-démocratiques », en particulier la Chine, ont mieux traversé la tempête. Et, en effet, Modi s’est rendu en Chine pas moins de quatre fois durant cette période.

Image et réalité

Il faut dire également quelque chose dans cet arrière-plan à propos de la personnalité politique intrigante de Modi. Il n’est pas vraiment l’homme unidimensionnel que l’on prétend.

Le fait que l’image et la réalité ne collent pas ensemble crée des problèmes tant pour ses détracteurs que ses acolytes dans cette période de 100 jours depuis qu’il est au pouvoir.

Et au fur et à mesure que le temps passe, il pourrait devenir de plus en plus difficile pour la Gauche de le diaboliser, ou pour l’extrême droite d’exécuter des rites liturgiques pour ce grand prêtre.

Le milieu social non-élitiste de Modi, son intime familiarité avec l’horreur et l’humiliation de la pauvreté et de l’ignorance, sa connaissance intuitive du peuple indien et, par-dessus tout, son sens affûté du destin (« Dieu a choisi certaines personnes pour faire le travail difficile. Je pense que dieu m’a choisi pour accomplir ce travail ») – tout ceci entre en jeu ici, le plaçant à part par rapport à ses prédécesseurs de l’élite dirigeante indienne.

Ce n’est absolument pas un hasard s’il a souligné la dignité humaine comme vecteur de développement dans son fameux discours du 15 août dernier à New Delhi, célébrant l’Indépendance.

Il ne faut pas non plus oublier qu’il insiste sur le fait d’attirer autant d’investissement étranger que possible pour des projets qui peuvent créer des emplois sur une grande échelle, tandis qu’il a ignoré de façon explicite le projet WalMart en tant que projet pilote de l’Inde pour attirer les investissements étrangers.

L’une des premières décisions de politique étrangère prises par Modi – prise, faut-il le noter, peu après son retour du sommet des BRICS, qui s’est tenu en juillet au Brésil – a été de tracer une « ligne rouge » sur la façon dont l’Inde agirait pour contenir la poussée désespérée et fracassante de l’Ouest en vue d’un nouveau régime de l’OMC.

Jusqu’à maintenant, Modi s’est agrippé fermement à la ligne selon laquelle l’Inde ne peut participer à un régime commercial qui ne protège pas de façon appropriée la sécurité alimentaire de l’Inde. Le fait est que la vie de plusieurs centaines de millions d’Indiens est suspendue à ce fil ténu de subventions du gouvernement pour la répartition alimentaire.

Les Américains ont été stupéfiés, car il était censé être la coqueluche des multinationales et de la grande industrie et non un dirigeant « populiste » se préoccupant des masses. Mais Modi est resté inflexible.

La violence s’est faite jour dans les attaques virulentes depuis lors contre Modi dans les médias occidentaux. Le Financial Times a écrit le week-end dernier que la « lune de miel » entre les multinationales et Modi est terminée.

En somme, à ce stade, Modi considère ses partenaires asiatiques comme des interlocuteurs beaucoup plus importants pour satisfaire les besoins de l’Inde. Modi pense ce qu’il a dit récemment à Tokyo, « si le 21ème siècle est un siècle asiatique, alors la future direction que prendra l’Asie façonnera l’avenir du monde ».

La Chine se saisit de l'occasion

La Chine a fait une estimation perspicace des priorités nationales de Modi et les voit comme une fenêtre d’opportunité pour transformer ses relations avec l’Inde en un véritable partenariat.

En comparaison, le Japon traque la Chine partout où elle va, mais sa réelle capacité à l’égaler est sérieusement mise en doute. Et aussi, dans une ultime analyse, les hommes d’affaires japonais ne se rendent que là où les conditions sont parfaites – contrairement à leurs homologues chinois et sud-coréens.

Quant aux Etats-Unis et aux pays européens, ils en sont encore à imaginer un moyen d’attirer toute l’attention de Modi avec une idée qui s’accorde avec son programme de développement.

En tout cas, les économies occidentales sont toujours en voie de redressement et leur intérêt sur le marché indien s’est traditionnellement limité à renforcer leurs exportations civiles et militaires plutôt qu’à aider l’Inde à construire son industrie de transformation ou à développer ses infrastructures.

Bref, ni les pays occidentaux ni le Japon ne peuvent espérer égaler l’envergure du développement qu’offre la Chine – installer des parcs industriels, faire marcher le système ferroviaire indien délabré et ainsi de suite.

La proposition chinoise d’investir 50 milliards de dollars pour commencer afin de mettre le système ferroviaire indien à niveau parle d’elle-même.

Dit autrement, Modi a redéfini l’autonomie stratégique de l’Inde.

Dans ces nouvelles circonstances, la stratégie économique dépasse de loin la question de l’aversion de l’Inde pour la “mentalité de bloc” ou, pour le dire spécifiquement, son manque de confiance dans l’authenticité et la viabilité du rééquilibrage de la stratégie asiatique américaine.

Cela peut sembler être un paradoxe mais, sous Modi, l’autonomie stratégique se présente de plus en plus comme le pilier clé pour créer un pied d’égalité dans le partenariat entre l’Inde et la Chine.

Ne vous y trompez pas, l’ouverture des secteurs sensibles comme les chemins de fer ou les ports aux sociétés chinoises exige une certaine façon de voir les choses avec sécurité et Modi fait assurément un acte de foi.

Le meilleur résultat sera que l’Inde et la Chine, alors qu’elles approfondiront et étendront leurs relations, réaliseront qu’elles ont effectivement tant de choses en commun en matière d’intérêts partagés tandis qu’elles emploieront tous les moyens nécessaires pour gravir la pente glissante de l’ordre mondial, où les leçons de l’Histoire témoignent amplement que les puissances établies ne concèdent pas aisément de l’espace aux nouveaux venus.

D’un autre côté, un minimum incompressible serait également que l’Inde et la Chine trouvent un arrangement pragmatique pour le maintien de la paix et de la tranquillité à tout prix sur leurs frontières disputées, sans lequel une expansion paisible et régulière de coopération fructueuse deviendra problématique.

Par conséquent, Modi a une bonne raison de calculer que d’une façon ou d’une autre l’Inde sera bénéficiaire nette de cette tactique historique d'innover avec la Chine. C’est vraiment une tactique « gagnant-gagnant ».

Certes, il y a des obstacles. La bureaucratie indienne, l’establishment de la défense et de la sécurité, les nationalistes d’extrême droite et un public qui a grandi sur la propagande officielle concernant la dispute frontalière – ces électeurs semblent stupéfaits et désorientés.

Mais là encore, s’il y a bien un dirigeant sur l’horizon politique indien qui peut les faire avancer à marche-forcée, c’est Modi. Ce qui donne de l’espoir est que son propre leadership est lié de façon vitale à sa capacité de tenir ses promesses sur le front économique.

En effet, s’il réussit, la politique étrangère de l’Inde aura changé à en devenir méconnaissable.

Espoirs audacieux

De nouvelles impressions permettent déjà d’anticiper un règlement frontalier avec la Chine dans un futur imaginable. Il y a encore quatre mois, cela aurait semblé audacieux, étant donné que la dispute frontalière est un héritage très compliqué du passé et de l’histoire récente. Les idées audacieuses ont souvent vu le jour de cette façon.

Evidemment, tout cela ne signifie pas que l’histoire est terminée. Les modèles de développement indien et chinois offriront éternellement une étude fascinante, tant en matière de comparaison que de contraste.

On peut faire confiance à ce que la modernisation de l’armée indienne reste une priorité continuelle même si le pays ne fait face à aucun danger ou agression extérieure.

De la même manière, l’Inde continuera de diversifier ses relations extérieures et ne mettra pas tous ses œufs dans le panier chinois dans la région Asie/Pacifique.

A n’en pas douter, la conviction de l’Inde qu’elle a un rôle déterminant à jouer dans cette région ne fera l’objet d’aucun marchandage.

Toutefois, le résultat est que ces modèles de politique étrangère pourraient devenir vraiment pertinents seulement si le pays parvient à se débarrasser du fléau de la pauvreté. L’influence de l’Inde dans cette région et sa réputation en tant qu’acteur mondial dépendrait en fin de compte de sa solidité nationale globale et de l’exemple qu’elle donnerait en tant que puissance émergente attachée à la paix en créant une société juste.

Donc, à travers un couloir de temps couvrant une ou deux décennies au plus, le programme de développement devrait être d’obtenir une prééminence incontestée. C’est là où Modi à une vision à long terme dans la réorientation de la politique étrangère indienne.

Subsiste une grande question : laissera-t-on Modi poursuivre sa feuille de route pour l’Inde ? L’histoire du monde moderne est remplie d’exemples, s’il en fallait, de capitalisme prédateur par l’interférence du monde occidental afin de contraindre les pays en développement qui montrent des signes de déviance à corriger leur cap.

L’Inde, une fois encore, est un très gros poisson et l’on peut difficilement la laisser suivre son propre chemin.

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