La plupart des Occidentaux condamnent à juste titre la Russie de Vladimir Poutine pour son agression militaire contre l'Ukraine. Et, les pays de l’Otan, reprenant en chœur la rhétorique guerrière de Joe Biden et de son administration, soutiennent que le Kremlin est motivé par des ambitions impérialistes. Si la Russie n'est plus l'Union soviétique, elle demeure un État autoritaire, désormais capitaliste, où Poutine et quelques oligarques détiennent l’essentiel du pouvoir. En un mot, nous serions témoins d’une guerre d'empire. Mais en est-on bien sûr ?
Jusqu’à présent, la seule guerre indubitablement impérialiste est celle théorisée par le P.N.A.C. (le Project for a New American Century), élaboré par les néoconservateurs étasuniens à la fin du siècle dernier, et menée par les Etats-Unis d’Amérique contre à peu près tout le monde. Au programme : élimination des dirigeants inamicaux, asservissement de l’Europe et extension de l’OTAN, harcèlement des concurrents à leur hégémonie.
Aujourd’hui, la destruction qui s’abat sur le peuple ukrainien est d’autant plus insupportable qu’elle tourne en boucle sur nos médias. La douleur que ressentent actuellement les Ukrainiens est, sans aucun doute, immense. La guerre est une chose terrible et nous avons raison d’éprouver de l'empathie pour toutes ces victimes civiles. Mais ressentons-nous la même chose pour le peuple du Yémen qui subit les bombardements aveugles de l'Arabie saoudite ? Est-ce que nous condamnons aussi fermement la récente invasion et occupation turque du nord du Rojava (Syrie), ou la brutale occupation israélienne de la Palestine depuis cinquante ans, ainsi que l'occupation britannique de l'Irlande depuis 800 ans ? Mais comme la Turquie et la Grande-Bretagne sont des pays de l'OTAN, et qu’Israël et l'Arabie saoudite sont des alliés, il n’est pas question de leur imposer quelque sanction que ce soit, et encore moins de distribuer des armes aux Palestiniens ou à l'IRA.
Alors, les États-Unis et l'OTAN doivent-ils armer les Ukrainiens ? S'il ne s'agissait que de la question du bien contre le mal ou de l'opprimé contre une puissance régionale, la réponse serait certainement oui. Cependant, il y a d'autres éléments inquiétants qui devraient nous faire réfléchir.
Bien que les États-Unis et l'OTAN préfèrent ne pas en parler, l'Ukraine a en fait un sérieux problème nazi. Au lendemain du soulèvement de l'Euromaïdan, soutenu par les États-Unis et l’Union Européenne, dans lequel des éléments fascistes ont joué un rôle de premier plan, le premier gouvernement post-révolution s'est empressé d'installer un certain nombre de nazis et de fascistes, issus des partis Svoboda et Secteur droit, à de hautes fonctions, notamment aux postes de vice-premier ministre (Oleksandr Sych - Svoboda), de secrétaire du Conseil ukrainien de sécurité nationale et de défense (Andriy Parubiy - Svoboda), Secrétaire adjoint à la sécurité nationale (Dmytro Yarosh - Secteur droit), ministre de l'écologie et de l'agriculture (Andriy Mokhnyk - Svoboda), procureur général (Oleh Makhnitsky - Svoboda) et ministre de l'intérieur (Arsen Avakov – puissant oligarque et sympathisant nationaliste nazi, qui deviendra le patron du bataillon Azov).
Après la mise en place de ce gouvernement, et alors que des combats éclataient dans les régions russophones de l'Est, un certain nombre de milices nazies et fascistes se sont développées en raison de la menace russe perçue. La première d'entre elles est le bataillon Azov, à orientation nazie, qui s'est fait connaître lorsqu'il a repris aux séparatistes la ville russophone de Marioupol. Sous le patronage d'Avakov (qui restera en poste jusqu'en 2021), et avec le soutien d'autres fascistes servant dans le gouvernement nationaliste, en 2014, Azov a été officiellement incorporé dans les forces armées ukrainiennes, devenant le « régiment Azov ».
Donc, le régiment Azov, fort de 4500 à 5000 hommes, combat actuellement les Russes dans le sud de l'Ukraine et joue un rôle central dans la défense ukrainienne de Marioupol. Ce ne sont pas juste de mauvaises personnes, ce sont de vrais nazis. Leur fondateur et leader, Andrey Biletsky, a déclaré sans ambages que la mission de l'Ukraine est de "mener les races blanches du monde entier dans une croisade finale... contre les Untermenschen [les sous-hommes] dirigés par les sémites". Azov, qui arbore un emblème SS comme drapeau de combat, a également proclamé que son intention est de nettoyer l'Europe des immigrés et des homosexuels. Ce dangereux groupe nazi n'est pas seulement actif dans le sud, il participe également à la défense de la capitale, Kiev. En ce moment-même, fin mars 2022, ils sont en train de mettre en place trois autres bataillons à travers l'Ukraine.
Depuis 2014, sous de multiples présidents (y compris Zelensky), l'Ukraine a non seulement armé le régiment Azov, mais a en outre financé leurs activités, y compris l’organisation de camps d'été de type Jeunesse hitlérienne et de programmes "éducatifs" conformes à leur idéologie nazie. Actuellement, le régiment Azov recrute activement des nazis, des fascistes et des nationalistes blancs d'Europe et d'Amérique du Nord pour rejoindre ses rangs en Ukraine en tant que combattants armés guidés par leur idéologie.
Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme (OHCHR) a publié un rapport sur le bataillon Azov en 2016, dans lequel il affirme qu'Azov s'est rendu coupable de tortures et de viols de civils dans les zones où il est opérationnel. Et en 2019, quarante membres du Congrès américain ont cherché, sans succès, à faire inscrire Azov sur la liste des organisations terroristes étrangères. Mais encore une fois, il ne s'agit pas d'un groupe marginal hors-la-loi en Ukraine. Il s'agit d'une unité entièrement incorporée au sein des forces armées officielles. En fait, depuis la mort du dictateur espagnol Francisco Franco en 1975, il s'agit de la seule unité militaire ouvertement nazie ou fasciste au monde à être intégrée intentionnellement dans l'armée officielle d'une nation.
En outre, la Milice nationale, une organisation paramilitaire alliée à Azov, opère depuis quelques années dans toute l'Ukraine, y compris à Kiev, comme une sorte de groupe d'autodéfense fasciste. Travaillant souvent en coordination avec la police locale, la Milice nationale a cherché à promouvoir son idéologie d'extrême droite tout en dispensant sa version de la justice par le recours à la violence. Publiquement, ils affirment que leur mission est de rétablir l'ordre dans le pays. En réalité, leurs activités ont inclus des attaques contre les communautés rom et LGBTQ. En 2018, dans des scènes rappelant l'Italie des années 1920 ou l'Allemagne des années 1930, un millier de leurs membres ont défilé en formation dans la capitale, Kiev, dans une démonstration de force. Et ils sont, avec Azov, loin d'être les seuls groupes fascistes violents à avoir opéré en Ukraine au cours des dix dernières années ; La Hache Démocratique (ex Horde Démocratique) et la branche armée de Pravyi Sektor n'étant que deux parmi de nombreux autres.
Comme si cela n'était pas assez troublant, au cours des dix dernières années, l'Ukraine a érigé des centaines de statues, de monuments commémoratifs, de plaques et de noms de rues à la gloire de Stepan Bandera et à d'autres collaborateurs nazis de l'époque de la Seconde Guerre mondiale qui ont joué un rôle direct dans le meurtre de milliers de Juifs ukrainiens et d'autres minorités ethniques dans les années 1940. Un quart de tous les Juifs assassinés pendant l'holocauste (1,5 million) étaient originaires d'Ukraine. Honorer publiquement des meurtriers de masse serait inconcevable d'un point de vue moral ou politique si ce n'était la triste réalité en Ukraine au cours de la dernière décennie.
Le gouvernement russe et Vladimir Poutine, bien qu'étant eux-mêmes de droite et n'étant pas particulièrement des amis de la classe ouvrière, ont fait grand cas de ce problème nazi dans leur propagande justifiant la guerre. Ils ont certes exagéré ces faits en allant jusqu'à prétendre que l'Ukraine est un État nazi. L'Ukraine ne l'est pas. Et si le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, est juif, il s’accommode quand même de cet héritage encombrant. En fait, la politique générale du Parlement ukrainien est de droite-néolibérale par nature, mais pas de caractère nazi. En 2014, par exemple, Svoboda et Secteur droit (deux partis fascistes/nazis) ont obtenu ensemble 6,51 % des voix (et donc seulement six sièges à la Verkhovna Rada). En 2019, les partis fascistes dirigés par Svoboda n'ont obtenu que 2,15 % des voix (et n'ont remporté aucun siège). À partir de 2022, Svoboda & Pravyi Sektor n'occupent plus de postes de premier plan au sein du gouvernement national ukrainien (comme c'était le cas dans la période post-Euromaïdan).
Mais le succès électoral n'est pas la seule mesure du pouvoir dans une société. La défaite fasciste de 2019 dans les urnes ne diminue en rien le fait absolument véridique selon lequel l'État ukrainien fournit un soutien, des armes, un financement et une légitimité à de dangereuses organisations nazies. Rien ne peut non plus occulter la réalité selon laquelle le gouvernement de Zelensky a mis hors la loi les partis d'opposition de gauche dans tout le pays, notamment l'Opposition de gauche, l'Union des forces de gauche, le Parti socialiste progressiste d'Ukraine, le Parti socialiste d'Ukraine et le Parti socialiste. En outre, les gouvernements précédents avaient déjà interdit le Parti communiste des ouvriers et des paysans ainsi que le Parti communiste d'Ukraine (qui, en 2002 encore, était le troisième plus grand parti du pays avec 64 sièges au Parlement). Si Zelensky et ses partisans justifient ces mesures en affirmant que ces partis sont favorables à la Russie ou aux séparatistes russes (les russophones représentent 30 % de la population du pays), il est difficile de concilier les affirmations des gouvernements occidentaux selon lesquelles l'Ukraine aspire à devenir une démocratie de type européen avec ses actions répressives à l'encontre de son opposition interne.
L'État ukrainien a été gouverné par trois administrations différentes depuis 2014. Et à aucun moment le gouvernement au pouvoir n'a cherché à inverser activement le soutien de l'État aux nazis tel qu'encapsulé dans Azov. Zelensky lui-même est au pouvoir depuis 2019, et le régiment Azov continue de se développer et de recevoir soutien et armes de la part de l'État. Étant donné que Zelensky a perdu de la famille dans l'holocauste, une telle inaction est au mieux déconcertante. Mais quelle que soit la situation actuelle, la présence croissante des nazis en Ukraine est une sombre vérité qui ne doit pas être négligée ou blanchie par ceux qui souhaitent raconter une histoire plus simple. Les gouvernements, et ceux qui sont au pouvoir, doivent répondre des décisions qu'ils prennent.
Alors que les troupes russes avancent, la résistance ukrainienne à cette agression semble s'être généralisée, atteignant toutes les sphères sociales. Des rapports ont récemment circulé selon lesquels des milices gauchistes et anarchistes se sont également formées pour défendre leur nation contre l'assaut russe. Et certes, la grande majorité des Ukrainiens ne sont pas des nazis ou des fascistes. Ils ont donc raison de se défendre avec les armes fournies par l'Occident, mais soyons honnêtes et ne prétendons pas que c'est Nestor Makhno et sa cavalerie qui partent à la rencontre de la menace russe. Au contraire, en l'état actuel des choses, chaque fusil ou roquette envoyé par les États-Unis et l'OTAN risque de tomber entre les mains des nazis.
Evidemment, si les États-Unis et l'OTAN exigeaient du gouvernement ukrainien qu'il rompe immédiatement tous les liens officiels avec Azov et qu'il le démantèle de force, ainsi que tous les groupes nazis ou fascistes actifs sur leur territoire, cela ôterait le principal argument de Vladimir Poutine pour perpétrer sa guerre. Les États-Unis et l'OTAN pourraient également contribuer à désamorcer les tensions mondiales en déclarant publiquement leur engagement à ne pas étendre davantage l'OTAN dans les anciens territoires soviétiques. Mais les intérêts impérialistes de l’hégémon nord-américain s’en trouveraient grandement affectés.
Toutefois, puisque la Russie, comme elle l’a rappelé à deux reprises dernièrement, est une puissance nucléaire, les États-Unis et l'OTAN ne doivent en aucun cas chercher à imposer une zone d'exclusion aérienne. Une telle initiative reviendrait à déclencher une guerre dans les airs avec la Russie, risquant ainsi de provoquer une troisième guerre mondiale.