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Billet de blog 28 février 2015

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La Russie fait irruption dans le pré carré de l'UE

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Par MK Bhadrakumar. Article publié dans Indian Punchline, le 27 février 2015 : Russia barges into the EU tent (traduction: JFG-QuestionsCritiques).

L’importance de l’accord signé mercredi à Moscou pour laisser les navires russes faire escale dans les ports chypriotes peut prêter à l’exagération en disant qu’il s’agit là d’un pacte militaire entre les deux pays, ce qu’il n’est assurément pas. D’un autre côté, en termes politiques, la signification profonde de cet accord – et de la visite du Président chypriote Nicos Anastadiadis à Moscou – n’a pas pu échapper à Washington et aux capitales européennes, en particulier à Bruxelles où siège l’Union Européenne. En termes stratégiques, cet accord ne signifie pas que la Russie s’apprête à établir une base navale à Chypre. Cet accord fournit simplement un soutien légal aux navires de guerre russes faisant régulièrement escale à Chypre. Cependant, en termes militaires, la marine russe obtient un tel accès sur une base garantie à un moment où sa seule base de maintenance de sa flotte se trouve être Tartous, en Syrie, laquelle est prise dans une tourmente dont on ne voit pas la fin. Pour le dire simplement, les opérations en Méditerranée de la flotte de la Mer Noire seront dans une solide position avec un appui à Chypre.

En outre, la Russie est en train d’établir une coopération militaire avec un pays où la Grande-Bretagne maintient une base militaire. On rapporte que la Chine pourrait également discuter avec Chypre pour des installations similaires à celles que la Russie a obtenues.

Toutefois, il y a bien plus ici que la simple coopération militaire russo-chypriote. La visite d’Anastasiadis à Moscou a également un énorme arrière-plan géopolitique où de nombreux courants contraires sont à l’œuvre. Pour commencer, Chypre est un pays membre de l’Union Européenne et renforce ses liens avec la Russie, laquelle se trouve être la cible actuelle de sanctions européennes. En fait, dans une sorte de défi, Anastasiadis remet en question la logique des sanctions occidentales contre la Russie.

Au cours de ces quinze derniers jours, Chypre est devenue le deuxième Etat membre de l’UE – après la visite de Vladimir Poutine en Hongrie – à exposer publiquement son désaccord et son ressentiment à l’égard des sanctions occidentales contre la Russie et soutenues par les Etats-Unis. Comme la conserver garder précieusement sa coopération avec la Russie.

Environ 80% des investissements étrangers à Chypre sont russes. Moscou a donné un important coup de main pour aider Chypre à surmonter sa crise financière – lui fournissant un prêt de 2,5 milliards d’euros en 2011 (et, cette semaine, en réduisant son taux d’intérêt annuel de 4,5% à 2,5%, en plus d’étendre la période de maturité de 2016 à 2018-2021) sans parler du fait d’aider Chypre à organiser avec succès sa première émission d’eurobonds chypriotes souverains depuis la crise, pour la somme de 750 millions d’euros. On estime que les flux monétaires de la Russie vers Chypre dépassent les 200 milliards d’euros pour la période 1994-2011. La qualité de la relation russo-chypriote devient évidente dans la remarque que Poutine a faite aux médias à Moscou en accueillant Anastasiadis.

Le résultat ici est que ce sera une tâche ardue pour Washington, dans la période à venir, de rallier les pays membres de l’UE à la stratégie américaine d’endiguement de la Russie. L’émergence d’un gouvernement de gauche en Grèce (qui agit comme un mentor vis-à-vis de Chypre), et qui entretiendrait des liens étroits avec les idéologues russes, irrite déjà Washington. Il se trouve que la Hongrie et la Grèce sont des pays membres de l’OTAN. Et la Turquie également, qui s’est aussi rapprochée de Moscou ces dernières années, à peu près dans la même proportion que les tensions qui sont apparues dans le discours entre Washington et Ankara. Effectivement, lorsque l’on y regarde de plus près, une matrice d’une grande complexité se fait jour, laquelle pourrait suggérer que faire couper le cordon ombilical qui relie la Russie « post-soviétique » à l’Europe sera une tâche herculéenne pour la diplomatie américaine.

Ce n’est pas faute d’essayer, comme le tout dernier effort de la bureaucratie européenne, soutenu par les Etats-Unis, d’intégrer le marché énergétique du bloc avec l’intention singulière de « centraliser » et de contrôler le liens énergétiques de la Russie avec les Etats membres individuels en témoigne. Mais pour le dire brièvement, la Russie est devenue une mondialisatrice avide, battant les Etats-Unis à leur propre jeu, et elle entend le rester.

Si l’on en revient au partenariat russo-chypriote, d’autres modèles de politique régionale doivent être pris en note. A commencer par les liens énergétiques. Chypre est assise sur de vastes réserves non-exploitées de gaz naturel qui gît dans ses champs pétrolifères off-shore en Méditerranée orientale. Les compagnies pétrolières russes espèrent investir le secteur énergétique chypriote qui est actuellement dominé par les compagnies américaines. Anastasiadis a apparemment invité les compagnies d’énergie russes à s’installer à Chypre.

Or, les champs gaziers chypriotes sont contigus avec la zone économique de la Syrie, laquelle aurait également des réserves d’hydrocarbures inexploitées. Les champs gaziers chypriotes et israéliens se chevauchent aussi – comme c’est le cas pour le Qatar et l’Iran. L’évacuation du gaz chypriote vers l’Europe serait une priorité américaine en vue de réduire la dépendance de l’Europe vis-à-vis de la Russie. D’un autre côté, l’itinéraire idéal d’un gazoduc depuis Chypre serait de passer par la Turquie, pays avec lequel Chypre n’a pas de relations diplomatiques depuis l’occupation du nord de l’île par la Turquie en 1974. Washington encourage vivement la réconciliation turco-chypriote – les pourparlers ont repris début février après une rupture de deux ans – mais l’opinion publique à Chypre milite fermement contre l’acceptation de la présence de la Turquie au nord de Chypre. L’impasse est difficile à surmonter.

Cela pourrait hâter l’intervention de la Russie en tant que partenaire énergétique de Chypre. La Russie fait également pression en vue de pourparlers avec la Turquie à propos d’un nouveau gazoduc qui passerait par la Mer Noire (remplaçant le South Stream que Moscou a sommairement abandonné) menant vers les pays du Sud-Est de l’Europe. Il est clair que la politique de l’énergie dans la région de la Méditerranée orientale monte en puissance et que la Russie joue pratiquement sur tous les tableaux.

Tout compte fait, ayant sécurisé une position forte sur le terrain en Ukraine, la Russie retourne sur la scène internationale pour reprendre les choses en main là où elle les avait laissées. La récente visite de Poutine en Egypte, et la visite d’Anastasiadis à Moscou, signale que la diplomatie russe n’est pas plus en mode défensif que la Russie ne serait enlisée dans un bourbier en Ukraine.

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