Les instances de sécurité de l’UE prises dans un complot visant à permettre une “échappatoire” à l’interdiction sur les pesticides qui menace l’industrie
Le réseau d’action européen contre les pesticides (Pesticide Action Network – PAN-Europe) révèle que la Direction générale de la santé et des consommateurs de la Commission européenne (DG Sanco), qui est responsable de la protection de la santé publique, tente actuellement de mettre au point une « échappatoire » procédurale permettant d’échapper à une interdiction prochaine au niveau européen des pesticides perturbateurs endocriniens. Les perturbateurs endocriniens (PE) sont des substances chimiques qui, à très petites doses, altèrent la régulation hormonale et provoquent des effets sur le comportement, la reproduction et le genre, ainsi que des cancers et des malformations congénitales.
En 2009, dans le cadre de la loi européenne Reach (le règlement sur l'enregistrement, l'évaluation, l'autorisation et les restrictions des substances chimiques), entrée en vigueur le 1er juin 2007, une interdiction sur tout le continent des pesticides perturbateurs endocriniens a été adoptée. La Commission européenne était chargée de prendre diverses mesures pour protéger la sécurité du public. Parmi celles-ci, définir ce qui constitue un effet de perturbation endocrinienne et désigner les méthodes de détection chimique appropriées. Le délai pour présenter ces critères visant à garantir la protection du public contre les perturbateurs endocriniens a expiré le 14 décembre 2013.
Au lieu d’apporter l’orientation de sécurité nécessaire, DG Sanco semble avoir élaboré une « échappatoire » procédurale à l’interdiction des perturbateurs endocriniens. Cette manœuvre juridique est effectuée à huis clos, en collaboration avec certains Etats membres de l’Union et avec l’Autorité européenne de sécurité des aliments (l’Efsa, une agence européenne indépendante créée pour évaluer les risques alimentaires pour la Commission).
Comme cela a été révélé initialement par PAN-Europe, seule la Suède s’oppose à cette échappatoire, qu’elle considère comme étant un renoncement au mandat démocratique originel. L’AFP a rapporté que la Suède a décidé de poursuivre l’UE en raison de preuves croissantes que des impacts nocifs des perturbateurs endocriniens se font déjà ressentir. L’AFP cite la ministre suédoise de l’Environnement, Lena Ek :
« Dans certains endroits en Suède on voit des poissons hermaphrodites. Il existe des études scientifiques concernant leur impact sur la fertilité des jeunes filles et garçons, et d'autres effets graves. »
Les documents obtenus par PAN-Europe montrent que le lobbying visant à saboter cette interdiction est mené par l’Efsa. Il s’agit d’un conflit direct par rapport aux missions de l’Efsa et de la DG Sanco, à savoir protéger la santé publique.
Cette crise est survenue parce que les PE sont l’objet d’une étude indépendante menée par un groupe important d’universitaires, qui montre que certains produits chimiques synthétiques provoquent déjà des troubles du développement et des cancers chez l’homme et dans la faune par voie toxicologique non-traditionnelle (c.-à-d. hormonale). Ces observations expliquent l’origine de cette interdiction. En raison de la solidité des preuves et des faibles doses impliquées (Cf. Vandenberg et al., 2012), tout règlement efficace et rigoureux pour protéger le public a de forte chance d’entraîner des interdictions et des restrictions généralisées de produits chimiques couramment utilisés dans l’industrie, l’agriculture et chez soi. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’AFP a également rapporté que le ministre suédois de la Santé a déclaré que des commissaires européens subissaient de fortes pressions de la part de l’industrie.
Tony Tweedale, un consultant indépendant basé à Bruxelles travaillant pour des ONG, a expliqué dans Independent Science News qu’il y a une seconde raison à la pression exercée par l’industrie : « Le fait que les hormones ont souvent des effets perturbateurs à très petites doses menace de bouleverser le contrôle absolu qu’exerce l’industrie depuis des décennies sur l’évaluation du risque, qui se fonde, par exemple, sur des tests d’insensibilité ».
Alors qu’elles ont manqué à leur mandat de fournir une réglementation, qui expirait en décembre, la DG Sanco et l’Efsa ont choisi à la place d’effectuer une évaluation de l’impact économique qu’aurait une réglementation potentielle. Désormais, cette évaluation de l’impact économique compte elle-même neuf mois de retard. La Suède et d’autres Etats membres ont interprété ces délais comme un blocage d’une action collectivement agréée.
Avant l’annonce de ce procès par la Suède, ce pays avait déjà exprimé sa préoccupation auprès de la Commission européenne dans des courriers adressés à la DG Sanco (publiés sur le site Internet de PAN-Europe). Ces courriers révèlent que la Suède est convaincue que le manquement de la DG Sanco à agir conformément aux règles est délibéré et qu’elle se concentre à la place à élaborer une clause échappatoire. La Suède pense que celle-ci prendrait probablement la forme d’une dérogation générale pour les pesticides pouvant provoquer des perturbations endocriniennes. Ce serait en fait un vide juridique qui permettrait aux pesticides qui auraient été autrement interdits d’être exemptés de l’interdiction.
Simultanément à l’annonce de la Suède de poursuivre la Commission européenne, Pan-Europe a rendu publique une lettre d’un représentant du comité scientifique de l’Efsa (qui aide à élaborer ces nouveaux critères scientifiques). Dans cette lettre, qui est adressée à des conseillers de José-Manuel Barroso (le président de la Commission européenne), ce fonctionnaire de l’Efsa dit que les conseillers scientifiques permanents de l’Efsa s’opposent à l’interdiction et ont l’intention d’utiliser une évaluation du risque traditionnelle pour la saboter. L’évaluation du risque traditionnelle est l’approche qui a la faveur de l’industrie chimique.
Dans cette lettre, le conseiller scientifique de l’Efsa se plaint également du fait que la réglementation sur les pesticides ne dispose d’aucun « moyen de contrôle » ou « moyen socio-économique » pour empêcher les pesticides perturbateurs endocriniens d’être frappés d’interdiction. L’auteur anonyme de cette lettre suggère qu’une option « exposition négligeable » existante (EC 1107/2009, Annexe II, 3.6.5) peut être manipulée pour maintenir ces pesticides sur le marché. C’est à l’utilisation de cette option « exposition négligeable » que s’oppose la Suède, qui pense qu’en raison de la définition imprécise de l’exposition négligeable, celle-ci risque de devenir une exemption générale (c.-à-d. une dérogation) à l’utilisation de substances chimiques provoquant des perturbatrices endocriniennes. L’existence de cette lettre confirme l’interprétation que fait la Suède des intentions de l’Efsa et la DG Sanco ; l’option « exposition négligeable » est effectivement prévue en tant que vide juridique pour éviter de probables interdictions, basées sur des études scientifiques, des perturbateurs endocriniens.
Voici le point de vue exprimé par PAN-Europe :
« En changeant les règles de façon unilatérale, la DG Sanco met le parlement européen sur la touche et choisit de défendre des intérêts économiques en lieu et place de sa mission consistant à protéger les gens et l’environnement. »
La directrice scientifique du Bioscience Resource Project, Allison Wilson, apporte la conclusion suivante :
« Le public sera stupéfait et scandalisé de découvrir que les institutions qui ont la tâche de le protéger travaillent en secret contre eux. L’Efsa a montré qu’elle n’était pas digne de confiance et devrait être dissoute. Une remise à plat drastique semble nécessaire, étant donné que ce n’est pas seulement l’UE qui a échoué à développer des instances capables de réglementer en toute sécurité les substances toxiques. Peut-être devrions-nous nous demander s’il est sage d’avoir des économies tributaires des substances chimiques et de produits très dangereux. »
JONATHAN LATHAN (article publié le 28 mai 2014 sur le site de Counterpunch)
Jonathan R Latham, titulaire d’une maîtrise en génétique agricole et d’un doctorat en virologie, puis chercheur post-doctoral associé au Département de Génétique de l’Université du Wisconsin, est le cofondateur et directeur général du « Bioscience Resource Project ».