État d'urgence ?
A la suite de la tuerie de Nice, M. Hollande a décrété la prolongation de l'étatd' urgence. Lui et son impétueux premier ministre ont tenu à ce que ce crime soit perçu comme un attentat en lien avec une organisation terroriste avec laquelle on se trouve de fait « en état de guerre » (M. Sarkozy et d'autres responsables de droite feront dans le même temps des déclarations similaires), alors qu'aucune preuve formelle, à ce stade des investigations, ne pouvait l'attester. On apprendra un peu plus tard que l' « attentat » aurait été revendiqué par le groupe état islamique. Ce qui ne peut constituer, étant donné le peu de fiabilité de tels communiqués dans leur fond comme dans leur forme, une preuve que ce groupe ait réellement commandité l'action et encore moins que le tueur ait fait allégeance à cette organisation.
Ce qu'on pouvait lire dans la presse vingt quatre heures après les faits sur le profil personnel de l'individu ayant commis ce carnage me paraissait plus à même de comprendre ce qui pouvait être à l'origine d'un acte aussi extravagant et me fit penser au cas de cet aviateur qui, quelques mois auparavant, avait fait la Une des journaux pour avoir volontairement précipité l'avion qu'il copilotait sur le flan d'un massif des alpes françaises, entraînant la mort de cent cinquante personnes. Événement pourtant récent mais dont peu de gens semble se souvenir, hormis les familles des victimes bien sûr. Dans les deux cas on constate une situation personnelle des plus critiques et des plus inquiétantes sur le plan psychologique. Dans le cas de l' homme d'origine tunisienne, auteur de la tuerie de Nice, on trouve, dans les témoignages de parents et de voisins qui le connaissaient, des éléments indéniables en faveur d'une hypothèse de pathologie mentale avérée qui semble s'être précipitée par une décompensation rapide de son état les derniers temps avant son acte. Qu'il y ait eu préméditation ne change rien à cette hypothèsemais montre seulement qu'il était encore capable d'organiser, de planifier et de calculer son coup, et avec quelle maîtrise !
Quand il a agressé un conducteur quelques mois auparavant pour une simple remarque de ce dernier, ou sa propre femme lors d'altercations « musclées » rapportées par le voisinage du couple, a-t-on parlé de radicalisation ? Certes non. Tout au plus de délinquance et de violence conjugale pour lesquelles il n'a d'ailleurs pas été condamné à un emprisonnement effectif. Seul son père semble avoir pressenti la « descente aux enfers » vécue par ce fils instable et violent en le faisant consulter un psychiatre. Qu'a-t-il résulté de cette consultation, si toutefois elle a réellement eu lieu ? Quel est l'avis de sa femme avec qui il était en instance de divorce sur ces questions ? On peut douter que cette dernière, entendue dans le cadre d'une garde à vue prolongée, l'ait vraiment été sur ces points pourtant essentiels, les enquêteurs étant sans doute beaucoup plus soucieux de déterminer s'il y avait complicité avec tel ou tel groupe terroriste que de savoir ce qu'avait subit cette pauvre jeune femme au contact d'un homme si perturbé.
D'autant que la tuerie de Nice (que j'ai beaucoup de mal à qualifier d'attentat malgré toutes les insinuations de nos responsables gouvernementaux) s'inscrit dans un contexte chargé de sens : grande fête nationale française, lieu célèbre du pays et surtout un auteur dont l'origine, à la différence du pilote allemand, est maghrébine. Ce qui, même chez nos politiques pourtant soucieux d'éviter et d'encourager toute tendance discriminative, montre combien il est difficile de ne pas se précipiter dans des amalgames que l'on condamne par ailleurs. Je ne dis pas que le conducteur du camion-fou n'avait aucun lien avec un quelconque réseau (l'enquête devra s'efforcer de le montrer), mais rien n'était moins sûr au moment des déclarations de M. Hollande et Valls, et l'on ne peut qu'être interloqué de voir avec quelle légèreté il les ont tenues. Cela montre que même des hauts responsables (et peut-être surtout les hauts responsables) jugent les faits en fonction de leur interprétation personnelle qui, comme toute interprétation, est toujours tendancieuse.
Il est en effet très commode de désigner un responsable que le monde entier a pour ennemi, à savoir le terrorisme. Cela permet, entre autres, de liquider sans autre forme de procès la question des responsabilités touchant au domaine de la santé mentale et de la protection des personnes soumises aux violences répétées des individus qui peuvent « déraper » à n'importe quel moment et tuer des centaines de personnes devenues boucs émissaires d'une haine impossible à contenir. Malheureusement le délabrement psychique et social de personnes de plus en plus nombreuses, en France comme en beaucoup d'autres pays, ne semble pas préoccuper les autorités outre mesure qui préfèrent interpréter les événements dramatiques comme celui de Nice dans le sens d'un contexte géo-politique qui existe bien évidemment mais qui n'est parfois que l'arbre qui cache la forêt de la folie humaine. Que l'auteur de la tuerie de Nice ait pu, à un moment donné, s'identifier à tel pseudo héros d'une pseudo Cause, nationale ou religieuse, en lien avec sa culture et la religion de ses parents, c'est possible, c'est même probable. Mais cela n'implique pas que ce soit son acte qui fut au service de la Cause évoquée et peut signifier aussi bien le contraire, à savoir que c'est cette Cause qui sert de prétexte à une folie devenue patente. Combien d'enfants d'immigrés issus des anciennes colonies françaises, au Maghreb ou ailleurs, sont-ils en mal d'identité et de repères ? De cela on ne parle jamais et l'on préfère pointé l'index accusateur vers un Levant porteur de tant de menaces. C'est tellement plus facile !
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On peut bien alors décréter une nouvelle prolongation de l'état d'urgence. Cela peut permettre, entre autres choses et dans un temps où l'indice de confiance est au plus bas, de montrer que l'on peut encore maîtriser le problème et se faire le garant de la sécurité des citoyens vivant ou résidant sur le sol français. Mais l'urgence n'est-elle pas ailleurs en l'occurrence, là où on ne veut pas la voir : dans les plis et replis d'une société gangrenée par le mal identitaire ? Problème autrement épineux et pour lequel nos responsables sont incapables d'apporter une réponse convaincante, ce pourquoi ils préfèrent tout simplement déplacer le problème.