« Le monde comme il va »
Petites chroniques
de Jean-François Pratt
Passion de l'évaluation
Par principe, je ne réponds jamais aux enquêtes de satisfaction ou d'opinion. Et pourtant l'autre jour je me suis résolu à faire entorse à cette règle et à répondre à un sms qui m'était envoyé par mon opérateur de téléphonie-internet. Celui-ci me demandait de bien vouloir attribuer une note à différents items sensés évaluer la prestation de service d'un technicien, employé dans cette entreprise, que j'avais appelé la veille pour un problème de connexion.
Ai-je accepté par faiblesse ou par commisération ? Car il faut que je vous dise qu'en fin de conversation le technicien qui m'avait renseigné et aidé efficacement à solutionner mon problème par ses réponses et ses conseils, me demanda si j'étais satisfait de sa prestation et si oui, de bien vouloir attribuer une bonne note (dans une échelle de 1 à 10) aux questions qui me seraient bientôt adressées. Je n'osai sur le coup lui expliquer ce qu'il en était de ma position à ce sujet et lui répondis que je le ferai certainement dans un sens très positif. Après avoir raccroché, je repensai à cette demande de sa part et au motif qui avait pu l'y pousser. Voulait-il essayer de rattraper quelque mauvaise appréciation qui put le mettre en porte-à-faux, voire en danger dans son emploi, ou souhaitait-il engranger les bonnes opinions de ses « clients », escomptant ainsi une gratification de la part de son employeur ? N'ayant pas eu le culot de lui poser la question, j'en restai à mon interrogation et me décidai, malgré ma réticence, à lui donner à mon tour satisfaction ; « un service en vaut un autre » !
Ce petit fait n'est-il pas révélateur de la folie qui s'est emparée de nos sociétés « avancées » quant à ce besoin, cette passion dirais-je, de l'évaluation tout azimut, que ce soit dans l'entreprise, dans le service public, dans l'éducation et même dans le domaine des soins. Quel patron, quel chef de service ou administrateur quelconque n'y a pas recours d'une façon ou d'une autre ? Et comme si cela ne suffisait pas, on fait appel au client, par tous les moyens disponibles aujourd'hui (téléphone, internet), avec des méthodes soi-disant « scientifiques », pour enfoncer le clou d'un jugement dont on peut douter qu'il soit toujours objectif et bien fondé.
Parmi tous les évalués, certains résistent, à leurs risques et périls d'ailleurs ; mais la plupart des autres, à l'instar de mon technicien, rentrent dans le système et finissent même par en faire un moyen de se valoriser. Car l'évalué d'aujourd'hui sera peut-être l'évaluateur de demain, alors doté d'un « pouvoir » à son tour. Nous avons tous le souvenir de ces instituteurs ou institutrices et autres maîtres qui mettaient plus de zèle à nous évaluer qu'à nous enseigner. La majorité des parents et des élèves ne s'en plaignent d'ailleurs pas … sauf quand il y a trop de mauvaises notes ! Et de s'étonner après que nous sommes dans une société où le goût de la performance et de la compétitivité règne férocement sur les rapports humains ...
Le domaine des soins (hôpitaux, cliniques, instituts de rééducation…), là précisément où l'humain est au cœur du service, n'échappe pas à cette tendance ; il n'est que d'écouter n'importe quel employé dans ce secteur (secrétaire, aide-soignant, infirmière ou médecin), pour voir où on en est arrivé, sous couvert par exemple du fameux concept de « démarche qualité » qui n'est que le masque d'une évaluation féroce et permanente. S'est-on interrogé sur le temps nécessaire et l'argent dépensé pour mener à bien ces opérations de contrôle et d'évaluation qui sont autant de temps et d'argent retirés aux besoins du patient lui-même ? Mais il y a plus grave.
En effet, qu'en est-il de la confiance que l'on se devrait d'accorder à toute personne ayant fait ses preuves et qui possède les compétences et la qualification requises pour assurer un service ou une mission ? Quelle ambiance sociale et professionnelle peut-on attendre de cette suspicion généralisée quant aux résultats attendus de cet(te) employé(e) et à sa conscience professionnelle ? Les quelques tire-au-flanc ou fantaisistes qu'on peut toujours trouver dans un service ou un autre justifient-ils tout l'arsenal déployé pour évaluer constamment les autres, c'est-à-dire pratiquement tout le monde ?
La réponse à ces questions appartient évidemment à chacun, mais il m'a semblé utile et pertinent de poser le problème en ces termes. Et si j'apprécie les commentaires à ces chroniques que certain(e)s d'entre vous ont bien voulu m'adresser, fussent-ils critiques, soyez assurés que vous ne recevrez jamais de grille d'évaluation à remplir !
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ps : pour approfondir cette question, je vous recommande l'ouvrage suivant, paru aux éditions des mille et une nuit : La folie évaluation, de Alain Abelhauser, Roland Gori et Marie-Jean Sauret.