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Billet de blog 8 avril 2025

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La réciprocité inter-nationale a-t-elle un sens en Sionie ?

Voici comment la Sionie essaie d'échapper à la réciprocité inter-nationale.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Voici comment la Sionie essaie d'échapper à la réciprocité inter-nationale. Évidemment, par la force de son parrain américain et de ses amis européens, mais pas seulement. Car une morale particulière a fusionné avec une certaine éthique pour détruire toute réciprocité(1) avec des Palestiniens dominés et martyrisés. De quoi neutraliser les quelques 3% de Juifs israéliens qui considèrent le génocide gazaoui et la déportation des Palestiniens comme des actes "immoraux", à l'aune de l'éthique juive(2). Mais n'oublions pas qu'il existe aussi une éthique sioniste qui nous explique (un grand merci à la hasbara) que Tsahal est l'armée la plus morale du monde, la Sionie un bac à sable démocratique, etc.

Si le fond de la question est bien, selon Gadi Algazi, la réciprocité, il ne faut pas confondre "réciprocité inter-nationale" et "réciprocité inter-subjective". Car l'une suppose un universalisme concret et l'autre un universalisme abstrait. Ce sont les Juifs (leur Tradition inter-subjective) qui ont promu cette idée régulatrice sous la belle apparence de l'égalité des visages, mais leurs sionistes ont fait de cet universalisme une perversion de l'intelligence, une abstraction culturelle qui élève des murs entre les peuples. Le sionisme-réellement-existant a posé les principes de la destruction d'une vision du monde juive fondée sur l'égalité et la réciprocité. En lieu et place d'une égalisation des peuples et des cultures, le sionisme a décidé de ne considérer que les "belles individualités" sionistes (juives, chrétiennes ou autres). Au mépris de l'évidence égalitaire, le sionisme a rassemblé des humains différents par la culture dans une communauté de foi appelée « État-nation du peuple juif » qui hiérarchise et différencie les peuples et leurs cultures.

L'objectif suprême de Sion semble être l'éradication d'un chaos culturel (au Proche et Moyen-Orient) qui menacerait existentiellement la culture sioniste, son excellence et partant sa suprémacie. Appelons "sionité" le principe moral qui refonde l'éthique du "peuple juif " en train de guerroyer contre un peuple... qui n'existe pas. Comme on sait, les sionistes se battent au nom du peuple juif, et leurs ennemis palestinistes combattent au nom du droit international. Le "peuple juif " est devenu un bien qui mérite que les sionistes lui sacrifient tout, la vie individuelle comme la morale cosmopolite. Or, le dévot du palestinisme, celui qui nie la valeur éthique du sionisme mais pas du judaïsme, celui qui tient les différences entre les peuples pour moralement invalides, ne peut voir dans cette guerre contre le chaos culturel et le terrorisme pratique qu'une ineptie sans nom. Autant dire que le sionisme considère cette conception palestiniste comme une profanation de ses morts du 7-octobre. Non, ce n'est pas le droit international humanitaire qui réfute cette guerre qui semble finale, c'est cette guerre qui réfute le droit international humanitaire. Car le but (sioniste) de cette guerre ne git pas dans le droit international, mais dans le bien du peuple juif. Et ce but suprême représenterait la moralité suprême.

Le droit international érigé en étendart par les ennemis de la Sionie serait ainsi un leurre néfaste. Pour les sionistes, la seule raison de vivre et mourir est le peuple juif sioniste. Le sionisme est donc un "gentilisme" qui se fout des "gentils" en s'appelant "juifs", un système vital qui place la gens (peuple) des sionistes au cœur du droit et de la moralité pour en faire une communauté-du-peuple. Entre les deux pôles chimériques de l'individu (insignifiant) et l'humanité (inexistante), seul vaudrait le peuple communautaire. Le gentilisme de la Sionie offre au combattant de ladite Guerre Finale le sens de sa vie et de sa mort, ce que ni l'universalisme concret (du Juif antisioniste) ni l'individualisme libéral (du Gentil a-sioniste) ne sont en mesure de penser et d'offrir. Si la communauté du peuple en tant qu'organisme culturel est la fin éthique des sionistes, sa défaite et sa destruction semblent impossibles tant le droit international humanitaire est exposé ab ovo comme idéologie antisémite. Au diable la conception juive de l'humain-visage qui égare le combattant sioniste en affirmant que tous les peuples sont égaux et demandent la réciprocité!

Le chemin vers "l'éternité du peuple juif " passerait ainsi par son engagement sioniste, à la fois abstrait et pratique. Non, il n'est pas nécessaire qu'un sioniste vive, mais il est nécessaire que le peuple sioniste vive – une Sionie sans frontières! Dans cette guerre finale, ce n'est pas pour les fumeux "droits de l'homme" que les sionistes se battent, mais pour le droit de la Sionie à vivre. La terreur palestiniste qui exécute des otages civils désarmés peut ainsi être balayée par les combattants sionistes défendant l'État, la Nation, le Peuple juif. À rebours d'un universalisme onusien, voire judéo-palestinien, le droit sioniste assume sans hésiter son particularisme bruyant. Contrairement au droit-de-l'hommisme, le sionisme n'est pas une marchandise d'exportation, fût-elle consommée par des évangéliques ou des étrangers bienveillants. Il s'adresse exclusivement au peuple juif "mondialisé" et ne vise que le bien du seul État-nation juif. La répudiation de l'universalisme concret (fonctionnant à la réciprocité) signe même l'acte de décès d'une tradition philosophique impliquant en Occident les Stoïciens, les Lumières et les Phénoménologues. Le fait que la vision du monde sioniste met fin à la Réciprocité pour la remplacer par le principe de la Culturalité conduit logiquement à une cosmologie et une anthropologie purement sioniste. Il faudrait développer ça, mais les moyens manquent à cette fin...

En tous cas, il semble difficile de sauver l'universalisme au nom d'une certaine philosophie sioniste, sauf peut-être à remanier le concept depuis ses fondements. Mais il y a bien comme une obligation de trouver une langue, des mots, des concepts pour dire, à l'étranger, ce qu'est le sionisme. Le publiciser comme fait la hasbara semble insuffisant, le sionisme doit universaliser l'idéologie si particulière qui arme la puissance de la Sionie. Une langue internationalement compréhensible permettant de comprendre le sionisme semble possible depuis qu'une question universelle est posée à tous les peuples de la terre par la crise généralisée de l'individualisme et la mort du communisme. S'il est vrai que l'homme n'apparaît pas dans le monde comme individu mais comme membre d'une communauté, on peut promouvoir un universalisme nouveau, conçu comme la pensée consciente de "la communauté du peuple", de sinistre mémoire certes, mais encore assez pratique pour le 21ème siècle: un universalisme entendu comme communautarisme extensif avec une seule et simple obligation morale bornée au seul peuple. Soit partout le gentilisme... Quel peuple refuserait pareille condition confortable? S'il en est ainsi, l'universalisme propre au sionisme peut recouvrer la lumière kantienne, son impératif catégorique et sa loi universelle. En ouverture, les Tables de la Loi sioniste: « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par ta volonté en une loi universelle. » L'éthique sioniste peut donc être comprise par n'importe quel peuple – hors les Palestiniens qui ne sont pas un peuple.

Mais faut-il encore que le sionisme restreigne la liberté de penser et de s'exprimer aux seuls partisans du sionisme, car quiconque pense et s'exprime contre son universalisme communautaire se trompe puisqu'il s'embrouille dans des concepts ineptes comme "la société" ou "l'humanité". L'universalisme comme particularisme radical et vital de telle communauté... il fallait y penser! Mais attention, ce particularisme sioniste n'a rien d'un relativisme. Le "relatif" est depuis Nietzsche l'ennemi de toute vie forte. La vision du monde sioniste vaut de manière absolue pour chaque membre du peuple juif. Elle n'est pas seulement la meilleure vision relativement aux autres, elle est la seule qui soit juste et la seule qui soit possible pour tous ceux qui se reconnaissent dans la sionité authentique. Par fait de culture, la vision sioniste du monde s'impose absolument à chaque membre de la communauté du "peuple juif". Le Juif antisioniste est donc un antisémite qui s'ignore ou pas.

Qui serait assez fou pour exiger des Arabes israéliens qu'ils deviennent sionistes? L'État juif leur demande juste de ne pas être des palestinistes, mystiques ou "éveillés". Exit la réciprocité inter-nationale à l'heure de cette Guerre finale! À première vue, cette réciprocité ne ressortit pas au don/contre-don chers à la réciprocité intersubjective, mais au calcul impensé et au droit interne. On est loin de la gratuité de l'amour, et tout près d'un échange gagnant-gagnant qui peut être trompeur. Voilà un peuple de seigneurs (le Herrenvolk sioniste) qui pourrait échanger avec un peuple "qui n'existe pas" (les Palestiniens). Oui, en lui reconnaissant cette qualité de "non-peuple" mais sans faire pour autant du non-peuple palestinien l’otage du peuple sioniste. Ce serait quand même livrer la volonté de puissance et le langage sionistes à un certain traumatisme moral. Car le peuple sioniste doit éprouver l'inégalité en la renversant sans merci aucun. Ledit Herrenvolk est alors renvoyé à l’exposition de son néant et à la substitution du même – "l'autre peuple" n’étant absolument autre (= palestinien) qu’en étant le même que le peuple juif. C'est transformer en obligé le peuple palestinien qui l'a obligé à reconnaître sa qualité de peuple. Cet échange viendrait ainsi rétablir l’égalité entre les deux peuples.

La réciprocité inter-nationale est bien un combat contre le soi-même du peuple. Elle ne connaît que le fameux don-échange, un-prêté-pour-un-rendu qui annule le "vrai don" excluant toute forme de circularité et de dette. Pour n’avoir plus prise sur l’autre peuple, le Herrenvolk juif devrait surprendre par un don pur qui n'apparaîtrait pas comme un présent mais comme générosité d'un rien ! Difficile d' imaginer ce don d'un État bi-national, s'agissant d'un don sans retour aucun. Or, ce don semble bien impossible, puisque si quelque chose est dit du don, il faut le dédire. Tout se passe alors comme si le don ne pouvait être qu'un don du don ou plutôt du donner lui-même. Mais la raison d'un don sans raison ne tient pas longtemps la route des peuples en recherche d'une "vie bonne" avec les autres : la réciprocité est toujours intéressée parce qu'intéressante. Bien différent d’une négociation commerciale, le dialogue inter-national peut dépasser la résolution d’un conflit d’intérêts en affirmant la primauté d’une relation réciproque. La réciprocité inter-nationale ne s'oppose plus à l’altérité, car l’asymétrie entre les peuples revient logiquement à l’intérieur d'une relation qui ne cesse jamais de reposer sur la responsabilité insubstituable des adversaires.

"L'irréciprocité" alléguée par le sionisme ne dure que par la force. Reconnue, la réciprocité durerait ce que dure un bien, sans devenir pour autant une loi. Il est heureux pour les peuples de vivre, d’agir et de dialoguer les uns avec les autres sous le mode de la réciprocité, la plus élevée des valeurs éthiques. Le peuple sioniste qui a la possibilité de se dérober à la réciprocité a seul aussi la responsabilité de s’y obliger. Or, avec seulement 3% de Juifs israéliens "responsables", la cause du dialogue inter-national semble perdue. Évidemment, si ces responsables acceptaient pour eux un surplus de responsabilité, ce surplus les obligerait à continuer d’offrir la relation, quand bien même 97% du Herrenvolk sioniste s’y soustrait par arrogance, haine ou mensonge. Ce sera toujours à ce petit nombre responsable qu’il revient et reviendra de faire le premier pas vers le peuple palestinien, s'il existe encore. Ce surcroît de responsabilité (auquel les Juifs antisionistes sont convoqués pour rendre possible la réciprocité) introduit un principe d’asymétrie jouable – et non de dissymétrie qui contredirait la réciprocité même.

S'il est commun d’affirmer que la relation inter-nationale détermine l’identité nationale ou que cette identité naît de la relation inter-nationale, il l'est moins d’introduire des distinctions dans l’identité nationale comme dans la relation inter-nationale. Pour cela, il faut différencier au mieux la réciprocité originaire "toute faite" et la réciprocité pratique "se faisant". Comme il n'y a pas d'amour entre les peuples mais seulement des intérêts, la réciprocité pratique suffit à leurs possibles dialogues. Aussi laissera-t-on la réciprocité originaire à leurs religions ou à leurs cultures.

(1) https://www.lemediatv.fr/articles/2025/guerre-genocidaire-et-illusions-supremacistes-en-israel-on-nechappe-pas-a-la-reciprocite-gadi-algazi-q5PI5HqRQJm7JXYQBr4yxA

Guerre génocidaire et illusions suprémacistes en Israël : on n'échappe pas à la réciprocité

Gadi Algazi, Haaretz, 7 mars 2025

Gadi Algazi, historien et militant anticolonial israélien, a publié cette tribune en hébreu dans le quotidien Haaretz le 7 mars dernier. Il nous en a donné une version anglaise assortie d'un bref préambule au sujet des événements survenus ces dernières semaines, traduite ici par Étienne Balibar et Julien Théry – 29 mars 2025

Ce texte, adressé à l’opinion publique israélienne, a été publié dans Haaretz il y a trois semaines avec un sentiment d’urgence : la guerre pouvait reprendre à tout moment. C’est ce qui est arrivé. Mais il ne s’agit pas seulement d’une reprise de la guerre : tous les signaux indiquent que les plans pour l’expulsion en masse des Palestiniens de Gaza n’ont pas été abandonnés.

Les préparatifs ont été menés à bien et les porte-parole du gouvernement israélien ont ouvertement exprimé la menace. Il est impossible de dire avec certitude si l’armée israélienne et ses alliés à la Maison Blanche seront effectivement en mesure de procéder aux expulsions, si les régimes arabes et les autres pays se risqueront à coopérer à un tel crime, mais il serait irresponsable d’ignorer un péril de telles proportions.

L’on vient d’apprendre que les Émirats proposent de l’argent aux Égyptiens, et que les Américains menacent de retirer leur aide économique si l’Égypte n’accepte pas d’accueillir des centaines de milliers de Palestiniens. Au même moment, plus de 40 000 Palestiniens ont été extraits par la force de camps de réfugiés en Cisjordanie avec ce qui apparaît comme une tentative pour déstabiliser ce qui reste de l'Autorité palestinienne et provoquer une escalade qui fournirait un prétexte pour ce que les fascistes israéliens appellent « le coup décisif » dans le combat historique contre les Palestiniens.

Pour le mouvement des colons – le bloc le plus puissant de la politique israélienne, avec d’ardents soutiens au sein de l’armée –, obtenir une expulsion même partielle des Palestiniens représenterait un succès qui changerait radicalement les termes de la question palestinienne. Des campagnes pour expulser de Gaza les Palestiniens, et en particulier les réfugiés et leurs descendants, ont déjà eu lieu en 1967-1968 et entre 1971 et 1973. Aujourd’hui, cependant, les Palestiniens sont confrontés à une conjonction désastreuse de conditions locales et mondiales, à une impitoyable campagne de déplacement avec un plein soutien impérial, qui est sans précédent depuis 1948. Il serait tragique de laisser faire, et que les gens du monde entier, de plus en plus las des bombardements aveugles, ne comprenne pas la gravité de ce qui est en train de se passer.

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Le fond de la question, c’est la réciprocité. Il y a réciprocité positive quand les gens se font mutuellement du bien, et il y a réciprocité négative quand ils échangent des coups. C’est là un mécanisme social élémentaire, dont la loi ancienne est : Ce qui t’est odieux, ne le fais pas aux autres.

Il n’était pas besoin d’être un grand penseur pour comprendre que maltraiter, affamer et torturer des prisonniers palestiniens mettait en danger les vies des otages et des prisonniers israéliens. C’est déjà le cas dans les guerres « ordinaires », quand la bien-traitance des prisonniers de chaque partie est liée à la bien-traitance de ceux des autres. C’est assurément le cas dans une guerre qui a commencé par un crime de guerre – l’enlèvement d’otages civils, après des décennies d’oppression et de violences infligées aux civils de Gaza. Ne dites pas qu’il ne s’agit « que » de l’ancien ministre de la sécurité de Gaza Itamar Ben-Gvir, parce que tous les cadres et dirigeants du secteur de la défense ont été complices des mauvais traitements systématiquement infligés aux prisonniers et aux captifs palestiniens dans les prisons et camps de détention israéliens. Ceux qui sont descendus dans la rue dès le début de la guerre pour exiger l’échange des otages contre les prisonniers l’ont compris dès le départ.

Comment se fait-il que des gens qui étaient capables de faire ce simple calcul – à savoir que l’aggravation des mauvais traitements infligés aux Palestiniens mettait les otages en danger – ne l’aient pas fait ?

Peut-être parce que l’état d’esprit consistant à dénier complètement le principe de réciprocité dans les relations sociales et politiques s’est instauré en Israël depuis des décennies : Un peuple qui habite ici tout seul. En Israël, on peut manger à satiété pendant que de l’autre côté de la barrière, les Gazaouis doivent se contenter des rations alimentaires qui leur sont assignées et rien de plus. En Israël, il y a l’électricité et l’eau courante ; à Gaza, les parents prient pour réussir à passer l’hiver sans électricité ni eau potable. En Israël, nous vivons relativement en sécurité, et de l’autre côté de la barrière, ils vivent dans la terreur des bombardements et des raids nocturnes.

Le déni de la réciprocité négative a suscité l’illusion grandiose que nous pouvions frapper l’autre partie sans en payer le prix et que nous pouvions infliger une immense souffrance sans conséquences. Une occupation Deluxe, une politique de l’unilatéralisme. Nous sommes en situation d’immunité ; ils sont vulnérables.

La plus dangereuse illusion des maîtres est de penser qu’ils ne dépendent pas de leurs esclaves et que leurs esclaves ne sont pas des êtres humains comme eux. Oui, l’occupation a fait de nous, comme l’a dit Yeshayahu Leibowitz, une nation de maîtres. La suprémacie a un prix.

La guerre a créé une fissure dans ce sentiment d’immunité et de domination. Était-il réaliste de s’attendre à ce qu’au lendemain d’un choc terrible, nous nous débarrasserions du suprémacisme et reconnaîtrions la réciprocité comme condition élémentaire de la vie, bonne ou mauvaise ? Je n’en suis pas sûr. Les crimes de guerre du 7 octobre ont semé la peur dans les cœurs et le trauma peut faire perdre la raison. Mais il ne s’agit pas seulement de trauma ici. Il s’agit d’un schéma profondément enraciné : la réaction dominante dans le public israélien a été et demeure un immense désir de retrouver l’ancienne position de maîtres et de restaurer son illusion d’immunité.

Il y a eu des moments pendant la guerre où il était possible de discerner des éclairs de reconnaissance de la terrible et douloureuse mutualité entre les destins des peuples de chaque côté. Certains ont reconnu le lien, par exemple, entre le déplacement des habitants israéliens de la Haute Galilée et les déplacements répétés des habitants du Sud Liban. Après tout, depuis la fin des années 1970, des centaines de milliers de Libanais ont été contraints de quitter leurs maison de façon répétée et certains n’ont pu rentrer qu’après de nombreuses années. Il y a aussi un lien entre la vie à Gaza et la vie à Sderot. Cela aurait pu être un lien de partenariat, de réciprocité positive ; mais depuis des décennies, c’est un lien de souffrance mutuellement infligée.

C’est vrai, il n’y a pas de symétrie. Tout mal fait à une population civile – bombardements et prise d’otages, déportation, meurtres et blessures, affamement et expulsion – est fondamentalement inacceptable. Mais la capacité d’Israël à infliger la souffrance – à détruire des villes entières, à déplacer des centaines de milliers de personnes, à tuer, affamer et expulser – est bien plus grande que la capacité des organisations armées palestiniennes et libanaises. La règle de base en Israël a toujours été que le prix à faire payer doit être incommensurablement plus élevé que les souffrances et la douleur infligées par l’autre partie.

C’est ainsi qu’après le 7 octobre, on attendait communément parmi les Israéliens la restauration de la domination et de la suprémacie par la vengeance déguisée en expression de réciprocité – « Il nous ont fait cela à nous ; nous allons le faire à eux ». Les politiciens ont entretenu ce sentiment, les généraux l’ont mis en œuvre dans la guerre et s’en sont servi pour justifier les bombardements indiscriminés. Mais la riposte, cela devint clair rapidement, n’était pas seulement un bain de sang de plus. Elle va bien au delà : c’est une guerre conçue pour l’élimination de l’adversaire, pour briser le cercle de la réciprocité, si terrible qu’il soit, vers un nouvel horizon – d’expulsion et de destruction.

Cette guerre destructrice est mue par un effroyable mélange de la logique de vengeance réciproque et du fantasme d’administrer « le coup de grâce » qui mettra fin à toute réciprocité. Telle est la vision : de la fumée qui monte de bâtiments détruits et des villes en ruine ; le silence, de l’horizon à l’horizon. Le silence d’un cimetière. Un peuple qui habite ici tout seul, en effet. C’est pourquoi il n’y a pas de fin à cette guerre.

On n’échappe pas à la réciprocité, même entre parties inégales. Quiconque chercherait à y échapper détruirait le tissu même de la vie humaine. Et, si cela ne suffisait pas, une guerre alimentée par ce mélange explosif promeut à des positions de commandement ceux qui croient vraiment possible de briser les liens de l’humanité – les messianiques et les fanatiques, les adeptes de l’ancien commandement détruire, tuer, et anéantir. Mais les Palestiniens ne disparaîtront pas. Ni ici, ni à Gaza, ni en Cisjordanie, ni en exil. Et le Moyen Orient ne disparaîtra pas non plus.

Le déni de la réciprocité nous prépare le prochain désastre, le prochain acte de vengeance, et un pas de plus autour du cercle de la mort, parce que toutes nos vies sont interdépendantes et connectées. Quiconque dit : « Il n’y a pas d’innocents à Gaza » doit comprendre que ses mots justifient ceux qui disent : « Il n’y a pas d’innocents en Israël ». Et j’insiste sur le fait qu’il y en a. Quiconque a dit qu’il n’y a pas de civils à Gaza qui ne soient impliqués est invité à réfléchir à la façon dont l’adoption du principe selon lequel il n’y a pas d’innocents peut avoir des conséquences effroyables pour la vie des gens ordinaires. Et quiconque dit que les crimes des Palestiniens peuvent justifier toutes les mesures, quelles qu’elles soient, oublie (ou peut-être ne connaît pas) les crimes commis par l’État d’Israël à la demande de gouvernements élus avec des élections relativement libres.

Rien ne peut abolir la réciprocité. Si nous n’établissons pas de réciprocité positive, nous nous trouverons piégés dans un cercle sanglant de réciprocité négative. Ceux qui sont occupés et dépossédés ne pourront peut-être pas faire face à la force supérieure d’une armée qui attend déjà les nouvelles bombes apocalyptiques pour remplacer celles qui ont été testées à Gaza. Nous pourrions cependant nous souvenir ce que les experts ont dit au début de cette guerre : une partie significative des munitions du Hamas ont été fabriquées avec les débris des munitions israéliennes, à partir de bombes qui ont été lâchées sur Gaza et n’ont pas explosé.

Plus important : une guerre d’extermination sème une haine mortelle. Nous, citoyens de l’État des maîtres, n’avons pas eu d'immunité, et nous n'en aurons pas non plus à l'avenir. Nous demeurons fragiles, humains. Chacun d’entre nous est exposé au risque de payer le prix, en particulier ceux qui sont sans défense, les faibles et les pauvres. Car ils ont semé le vent, et ils récolteront la tempête.

* Les phrases en italique sont des expressions bibliques et talmudiques qui devraient être familières aux lecteurs de l'hébreu : Talmud de Babylone, Shabbat 31a ; Nombres 23:9 ; Nombres 23:9 ; Esther 3:14 ; Osée 8 :7.

(2) https://jppi.org.il/en/סקר-החברה-הישראלית-לחודש-פברואר-רוב-גד/

Une majorité d'Israéliens soutient la proposition de Trump de relocaliser la population de Gaza vers d'autres pays

JPPI, 3 février 2025, traduction et notes entre crochets Alain Marshal

Environ sept Israéliens sur dix soutiennent l'idée que « les Arabes de Gaza devraient être transférés dans un autre pays ». La plupart des Israéliens juifs considèrent cela comme un « plan pratique qui devrait être poursuivi ». À l'inverse, la majorité des Arabes israéliens s'opposent à la proposition de Trump.

Les sondés ont été interrogés sur leur position concernant la proposition du président Trump de relocaliser la population arabe de Gaza dans un autre pays.

  • 43 % de l'ensemble des Israéliens jugent que le plan de Trump est « faisable » et devrait être mis en œuvre.
  • Parmi les Israéliens juifs, une légère majorité de 52 % partage cet avis.
  • De plus, 30 % des Juifs israéliens estiment que le plan n'est « pas faisable, mais souhaitable », ce qui signifie qu'ils le soutiennent sans le juger réalisable. Au total, plus de huit Israéliens juifs sur dix soutiennent ce plan.

Environ 14 % des Israéliens (dont 13 % des Juifs) considèrent le plan comme une « distraction », ce qui ne traduit pas une opposition frontale mais plutôt un scepticisme quant à sa mise en œuvre. 13 % des Israéliens estiment que la proposition de Trump est « immorale ». Ce groupe est composé en grande majorité d'Arabes (54 % des sondés arabes partagent cet avis). Parmi les Juifs israéliens, seuls 3 % considèrent le plan comme « immoral ».

Soutien selon l'affiliation idéologique :

  • Parmi les groupes de droite et de centre droit, une nette majorité estime que le plan est à la fois souhaitable et faisable (81 % à droite, 57 % au centre droit).
  • Au centre et au centre-gauche, une majorité est favorable au plan, mais moins nombreux sont ceux qui le jugent faisable (31 % au centre).
  • Ce n'est que chez les groupes de gauche, un segment relativement restreint (environ 7 % de l'ensemble des Juifs israéliens), qu'une majorité exprime des réserves quant à la faisabilité ou à la moralité du plan. Même dans ce groupe, l'opposition morale ne domine pas (environ 27 % des Juifs de gauche, soit environ 3 % de l'ensemble des Israéliens juifs).

Soutien selon l'appartenance politique :

  • 71 % des électeurs du Likoud estiment que le plan est à la fois souhaitable et faisable.
  • 51 % des électeurs de l'Unité nationale (HaMahane HaMamlachti) pensent qu'il est souhaitable mais pas réalisable.
  • 62 % des électeurs travaillistes (Avoda) considèrent le plan comme une « distraction » ou comme « immoral ».

Évolution des opinions sur le transfert de population

Dans l'ensemble, l'idée d'une relocalisation significative de la population palestinienne de Gaza, autrefois perçue comme illégitime par de nombreux Israéliens, bénéficie désormais d'un large soutien parmi les Israéliens juifs. Lorsqu'il y a opposition, elle repose le plus souvent sur des considérations pratiques (« une distraction ») plutôt que sur des principes.

Les enquêtes menées dans les années 1990 et au milieu des années 2000 sur le transfert [un mot qui fait écho aux projets nazis initiaux pour les Juifs, avant la mise en œuvre de la « solution finale »] des Palestiniens de Cisjordanie révélaient généralement des taux de soutien de 40 à 50 % parmi les Israéliens juifs.

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