Si Nuit debout tombe amoureux de lui-même, il est évident qu'il devra faire une croix sur son mouvement sympathique. L'entre-soi de cette jeunesse médiocre (au sens premier) signerait la mort inglorieuse de ses désirs d'individualité. Le décentrement ou plutôt l'arrachement radical (de ses racines médiocres) serait donc son devoir-être - l'obligation vitale d'essaimer dans les quartiers ou les cités, dans les zones rurales ou péri-urbaines.
Mais comment Nuit debout pourrait "enchaîner et faire équivaloir" des demandes populaires (celles des jeunes intellos précaires, des jeunes de cité ou de zone rurale, des vieux retraités à la ramasse, des femmes chargées d'enfants, des travailleurs-chômeurs, etc.) ou - si l'on veut sortir du schématisme laclau-populiste - comment pourrait-il exprimer des intérêts particuliers populaires quand il n'y plus d'intérêt commun crédible, à commencer par celui énoncé ex cathedra par la Caste? Poser cette question, c'est entrevoir que "l'expression populaire" sera le chemin de croix de Nuit debout, avec sa multiplicité de stations. Aller aux situations concrètes qui attendent Nuit debout est donc notre croix.
La première station visible de son chemin de croix, on l'appellera "Jeunesse désenchantée des quartiers et des cités". Voici la croix: prendre au sérieux cette jeunesse "perdue" en l'activant sur ses propres thèmes - et notamment sur le thème de tous ses thèmes. En essaimant dans ces "zones", Nuit debout aurait tout intérêt à cette affirmation imprudente et impudente: la légalisation et la nationalisation de toutes les drogues! Pour épater le neolib ou effrayer le neocons, imaginons ces milliers de débitants de drogues en fonctionnaires de l'Etat (reçus sur concours réservés et formés ad hoc), de même ces milliers de chimistes produisant et créant des drogues certifiées, de même ces milliers de douaniers traçant l'import des drogues incertaines et l'export des drogues certifiées, de même ces milliers d'éducateurs populaires pratiquant une prévention "intelligente" sur tous terrains de santé, etc. Finis la délinquance meurtrière (ou pas) des bandes, les opérations de police au rendement médiatique, le travail déqualifié ou inqualifiable - et quel vrai enchantement dans ces quartiers ou ces cités! Evidemment, il y aura une retombée négative: le court-termisme de cette politique publique - le temps que la drogue devienne purement festive.
La seconde station du chemin de croix ("Jeunesse malheureuse des zones rurales et péri-urbaines") demandera à Nuit debout une attention toute aussi particulière: l'imagination créative devra être vraiment débordante. De même pour toutes les autres stations imaginables... Or, l'imagination de Nuit debout est comme renvoyée au port devant les murs de mer annoncés. Oui, comment Nuit debout pourrait pratiquer un début d'essaimage quand on sait comment la Caste élève des murs visibles et invisibles? On aura ainsi en vue le mainstream grossissant à dessein le "grenouillement" populaire de Nuit debout pour mieux le dégonfler, le moment venu, par grenouillages divers et variés.
Donc, très bien le cheminement horizontal ou rhizomatique pour nous sortir du système vertical-mural... Pourtant, s'il veut vraiment foncer sur ce mural, Nuit debout devra s'aider, ou plutôt se faire aider d'un vertical qu'il n'attend pas, et qu'on appelle "un populiste". Ce vertical-là n'a pas son pareil pour défoncer le mural du système, en temps et lieux incertains. Mais comme Nuit debout semble vouloir en faire l'économie pour des raisons bien connues, il doit savoir que depuis la nuit des temps, chaque système vertical-mural maîtrise l'horizontal par un feuilleté d'horizons. Le nominalisme de Veyne pointe le nôtre comme une gestion de flux de populations avec barres de contention. Ici et maintenant, la volonté murale de la gouvernance Valls n'a de cesse de barrer toutes les velléités horizontales ou rhizomatiques. Il faut donc admettre que si l'horizontal de Nuit debout ne se dresse pas en vertical, aucune chance de subversion... Oui, l'histoire ne laisse avancer l'horizontal que verticalement, c'est-à-dire en croix.
On sait que le très vertical Mélenchon voudrait bien, au grand dam de Marlière, "se faire récupérer" par Nuit debout, et servir ainsi de démolisseur mural... Faut-il encore que ce prétendant entame son propre chemin de croix - à commencer par la station "Laïcisme", s'il faut le suivre et l'évaluer en regard de la station "Jeunesse désenchantée des quartiers et des cités". Mélenchon sait bien que cette jeunesse est autant salafiste que Valls est gauchiste. Or, s'il ne méprise pas cette jeunesse comme tous les vallso-laïcistes (qui auront "tout fait" pour la rendre molle, folle, droguée, délinquante ou terroriste), il cultive un curieux laïcisme - le voile à sa place! - qui lui fait perdre de vue un thème porteur dans les quartiers ou les cités: la famille centripète bienveillante dont le voile est le signe... Mais on peut quand même imaginer que ce laïcisme est assez éclairé pour laisser Mélenchon poursuivre... son chemin de croix. D'autres stations l'attendent, toutes semées d'épines.
N'en déplaise au très horizontal Marlière, la solution de notre présent "à mille issues fatales" est... populiste. S'il n'était pas seulement un politiste, Marlière prendrait au mot Nuit debout (Nuit = horizontal non couché, Debout = vertical anti-mural), et Mélenchon pour un signifiant vide plein de signifiés populaires - soit une belle rencontre populiste... Maintenant, on peut énoncer abstraitement la condition de possibilité de ce populisme inattendu: la coïncidence de deux chemins de croix, celui de Nuit debout essaimant, celui de Mélenchon se déprenant de lui-même. Leur rencontre suppose donc la création continuée de deux "belles individualités" qui auront porté leur croix, chacune en ce qui la concerne.
Bon chemin de croix à Nuit debout et à Mélenchon.