Pour ne pas se mépriser, Valls aura compris qu'il devait s'élever au-dessus des choses humaines. Il envisage ainsi d'un oeil ferme et assuré, depuis le panoptique de sa tour d'ivoire, tout notre monde - se le représentant comme un théâtre mal agencé où les uns jouent la comédie quand les autres actent la tragédie. Tout ça l'incline à agir, le moment venu, en dieu descendant d'une machine. Grâce à la loi Renseignement, Valls aura fait main basse sur la "bonne gouvernance": nous sommes ses créatures digitales.
Mais créature également le Président à venir! Car la constitution de la Cinquième autorise tous les coups d'Etat. Le Président de la République qui maintenait dans une posture humiliante son Premier ministre a décidé souverainement de nous surprendre... Le blagueur Hollande ne songeait pas à faire de Valls son maître-chanteur, non, il l'a fait Agent du "domaine suprême" (le renseignement). D'où cette question peu intelligible au sens commun: comment un coup d'Etat permanent peut-il se finaliser en coup d'Etat grand-siècle?
On ne fera pas à Valls l'injure de croiser par hasard Mitterrand & Naudé, Le coup d'Etat permanent & Considérations politiques sur les coups d'Etat, le Vingtième siècle & le Grand siècle, le pamphlet brillant & l'essai secret. Certes, la ligature & ne serait d'aucun secours rhétorique si le Renseignement ne tenait à jour ses algorithmes de lecture: "si Mitterrand... alors Naudé", "si Sarkozy... alors Hollande", "si Ayrault... alors Valls", etc. Mais sur son propre compte, on imagine assez Valls faisant travailler le Renseignement à la cause plutôt qu'à l'intention - décomplotisme oblige.
Comme la manifestation du 11 janvier 2015 a pour cause finale la loi dite Bravo-Charlie (entendre par cause finale non seulement la cause des causes, mais encore "le bien", car le bien est la fin de toute génération et de tout mouvement), le coup d'Etat permanent peut difficilement échapper à cette fin: le coup d'Etat grand-siècle. C'est là un excès du droit commun (à cause du bien public) qui donne au coup permanent un coup singulier, sans aucun ordre formel ou lit de justice. Mais il fallait à ce coup un Agent, et le nommer... Cause. Le Président de la République s'est incliné devant Métaphysique A, 3, 983a.
Le coup singulier mis en loi? Voilà un acte baroque, dirait Louis Marin, pour son éclat démocratique (les adoptions de l'Assemblée nationale et du Sénat comme purs simulacres cérémoniels), pour sa douce violence (la légalisation continuée des illégalismes du Renseignement), pour l'absolu de sa force (une puissance par-delà le bien et le mal). Soit un petit miracle racinien. Car ce coup d'Etat grand-siècle, intelligible dans l'exécution mais impénétrable avant, est un fait merveilleux qui expose un secret (le peuple de gauche = ennemi intérieur) sans le révéler. Donc, un fait qu'on ne peut saisir en son entier d'un seul point de vue... mais où qu'on soit placé, on sait vite ce qu'on est en droit d'attendre.
Pour entreprendre le Renseignement aux affaires désespérées (par exemple, la liquidation de l'Etat social), il faut à Valls une hauteur profonde. Surtout ne pas croupir avec ces insensés qui imaginent le Président en permanent de la République, ne pas employer d'autre moyen que celui d'Archimède pour réaliser le coup (la loi Bravo-Charlie étant ce levier de presque nulle considération), en toute occasion ne passer que par l'opérateur Opinion - par exemple, cette opinion Charlie-2015 brave bête à millions de têtes, sans esprit, sans jugement, sans exception aucune... Ce faisant, Valls peut magnifier le superficiel par profondeur: son Etat profond est enfin en ordre de marche contre l'Etat social.
Et maintenant... De même que les peuples anciens se miraient au Nil en ignorant tout de sa source, l'opinion Charlie-2015 admire la loi Bravo-Charlie du plus bel effet sécuritaire, sans rien vouloir savoir de sa cause sousveillante ou de ses raisons liberticides. D'autant que Valls y veille, faisant tout la nuit et dans le brouillard: procédure accélérée, médias biaiseurs, sondages préfabriqués, etc. Le temps l'aide à peu de frais: dans un coup d'Etat, l'exécution précède la sentence.
Valls ne maîtrise pas simplement son autorité aux dimensions de l'hôtel Matignon. S'il est encore vrai que le Premier ministre ne confère pas l'autorité, il n'y a aucune autorité ni ministérielle, ni civile, ni militaire, ni judiciaire qui ne puisse être maintenue autrement que par lui. Une analyse plus fine n'aurait pas besoin de l'exagération pour déceler dans le vallsisme les plus dangereuses virtualités d'un autoritarisme hypocrite, i.e. d'accompagnement gestuel. Son système de renseignement le prouve à l'évidence: Bauer pour l'oeil, Fouks pour l'oreille, Urvoas pour la main.
Sur le chemin du coup d'Etat grand-siècle, le Renseignement n'est plus le confident en miroir du Premier ministre, il y va de leur identité sans embarras. Le Premier ministre, le vrai, c'est le Renseignement. Cette agence de communion secrète ne fabrique pas l'opinion, elle la sécréte pour mieux se révéler à elle par la grandeur des effets: un Etat néolibéral devenu néo-conservateur. La loi Bravo-Charlie boucle ainsi la construction de l'Etat N&N - c'est tout le baroque du coup vallsien.
Acte décidé pour le bien public, mais qui se pose aux limites de la puissance du Renseignement. Car rien ne doit rappeler le putsch modèle 18 Brumaire, ou 2 Décembre, ou 10 Juillet : n'était le feu de la Saint Jean, le 24 Juin convient assez pour la banalité du bien... Mais Valls sait aussi que la moindre connaissance de son coup d'Etat a des effets de coup d'Etat. D'où son souci des autres: comment neutraliser les effets de cette connaissance qui fait fi du danger qu'il y a de déchiffrer son coup en occupant une position de "sujet supposé savoir"?
Pour une docte ignorance du texte de loi, Valls a montré à l'opinion Charlie-2015 tous les prétextes montés par les médias dûment renseignés, gardant pour lui les causes matérielles, formelles, efficientes et finales. Mais foin de métaphysique aristotélicienne, un peu de physique anglo-saxonne! Grâce au très redoutable concept d'intention, notre Premier ministre s'efforce (cent fois sur le métier...) d'effacer toutes les traces de son coup d'Etat. Il espère alors faire coup double: qui a l'intention de savoir est préempté sans prévention.
Non, Valls ne se trompe pas de république, quand celle de Platon ou de Néron aurait l'heur de lui plaire. La république Charlie se prête parfaitement aux algorithmes, comme celle de Platon aux Idées, ou celle de Néron à l'exercice stoïcien. C'est dire que le renseignement est la loi même de cette république: entrepreneuriat & conservation sont comme ses deux mamelles... Et pour le coup, exit la loi "relative au" renseignement! Oui, Valls peut vivre sereinement dans le sublunaire comme s'il était astral.
Pour notre Premier ministre, ce coup d'Etat est un vrai bonheur, c'est-à-dire une bonne action suivie de plaisir. On se souvient assez du Patriot Act et de sa prime de plaisir: le travail secret de la torture pour tous les hors-la-loi préemptés sur intention. Après la loi Bravo-Charlie, la nécessité bien comprise obligera le Premier ministre à décréter Tango pour tous les suspects algorithmisés... Procès d'intention? Nullement, quand on entrevoit ce que "intention" veut dire en régime de renseignement (je pense à un prochain billet).
Mais peut-on espérer troubler le silence où l'Agent des secrets médite ses décrets? Si l'opinion marche volontiers au son du canon, le peuple de gauche, lui, sait encore distinguer la sûreté de la sécurité. Entre Valls et ce peuple, il y a d'abord, il y aura toujours ce coup d'Etat baroque. Suis-je bête... si le peuple de gauche venait à se dissoudre complètement, le coup de Valls ne serait plus mémorable.