Mort dans l’accomplissement de son devoir, le gendarme Beltrame aura mérité un hommage de la Nation, et sa famille une reconnaissance de l’État. Se substituant à l’otage féminin qui risquait la mort, ce gendarme aura commis un acte surérogatoire - un acte accompli au-delà du devoir. Pour autant, s’agit-il d’un acte héroïque comme l’imagine la gouvernance Macron ou... Jean-Luc Mélenchon?
Il est clair que le contre-terroriste Beltrame n’avait ni obligation ni interdiction de se substituer à l’otage, mais qu’il avait obligation de sidérer un terroriste prêt à faire mourir encore, et prêt à mourir. Il y va d’un acte "deux en un", surérogatoire & obligatoire. Obligatoire parce que cet acte peut être évalué d’un point de vue déontique en rapportant Devoir et Valeur - surérogatoire par-delà ce rapport.
Le gendarme Beltrame a fait la promesse de servir l’État républicain en toute occasion périlleuse, notamment dans la lutte contre-terroriste. Soit une promesse qui prime toute autre, y compris celles qu’il a pu faire à sa famille : se marier, avoir des enfants, etc. Parce qu’il respectait la hiérarchie des devoirs (gendarmerie/famille) eu égard à la hiérarchie des valeurs (la République/l’Amour), le gendarme Beltrame s’obligeait à départager ses promesses conflictuelles selon la gradation morale des valeurs. Sidérer un terroriste par des actes de langage performatifs peut être le devoir d’un contre-terroriste rompu à la négociation. Se substituer à un otage ne peut pas être un devoir.
Mais il faut aussi évaluer cet acte selon ses conséquences. D’abord sur l’agent lui-même. Comme le gendarme Beltrame avait très peu de temps pour délibérer, il aura opté intensivement pour la substitution & la sidération, au risque de sa vie. L’acte deux-en-un par excellence. Toutefois, les conséquences de son acte sur autrui paraissent fort dommageables, nonobstant la vie des otages. Évidemment, le gendarme Beltrame n’avait pas la capacité épistémique (c’est le lot de tout agent) de comprendre idéellement toutes les conséquences de son acte : de l’héroïsation (par les fan-atiques) du terrroriste égorgeant un contre-terroriste, jusqu’à l’instrumentalisation de l’héroïsme gendarmique par la gouvernance Macron (on y reviendra). Sans pouvoir tirer toutes les conséquences, ce gendarme a dû confirmer au plus vite son option, sa liberté - et se décider.
On connaît la suite, du moins celle que relate lémédia, et si l’enquête judiciare apporte des éléments nouveaux, tant mieux. Par provision, on peut se régler sur une grille de lecture de Ruwen Ogien et poser la question qui fâche : à quel genre de Bon Samaritain appartient le gendarme Beltrame sauvant de la mort un otage féminin?
Un être humain qui respecte le devoir d’assistance à personne en danger alors que les risques encourus sont supérieurs à ceux qui menacent cette personne à secourir - "supérieurs" parce que Beltrame est un contre-terroriste haï -, cet humain-là ne peut être (sous les termes de R. Ogien) qu’un super Bon Samaritain. Mais, certains moralistes penseront que ces risques immenses étaient "limités" par l’entraînement physique et mental de très haut niveau du gendarme, en sorte qu’il aurait pu sidérer le terroriste, contrairement à l’otage féminin tétanisé. Ces moralistes diront que l’agent porteur du risque était en "surérogation bien comprise": les risques devenant égaux voire inférieurs à ceux qui menaçaient l’otage. Soit un Bon Samaritain ordinaire.
On aura compris, j’espère, que cet acte deux-en-un (surérogatoire & obligatoire) est au final... surérogatoire. L’hommage de la Nation et la reconnaissance de l’État sont donc pleinement justifiés. Mais il se trouve que la gouvernance Macron et l’opposition Mélenchon qualifient cet acte d’héroïque - en logique déontique, on dira supersurérogatoire. Un acte à peine... croyable.
On rappellera que dans la tradition chrétienne, seul le Christ en Croix est un meta Bon Samaritain, évoluant par-delà le genre "super Bon Samaritain". Si Jésus avait commis des actes strictement surérogatoires, s’il avait convenu avec les Autorités un compromis théologico-politique, s’il avait accepté d’être jeté en prison à la place de ses disciples, etc., il ne serait jamais devenu le Sauveur sacrifiant sa vie sans raison. Oui, il était bien le seul humain - Ecce Homo - à croire (sur le coup) qu’il rachetait les péchés du Monde.
De même, dans la tradition homérique, l’Iliade ne connaît qu’un héros et un seul (Achille) qui mérite le kleos aphtiton, la gloire impérissable. Pour un lecteur dumézilien, Achille est un Fort-en-guerre qui n’a rien d’un Prospère-en-guerre comme Agamemnon ou d’un Sage-en-guerre comme Nestor. Voilà un Fort qui n’est pas du tout obligé de faire la guerre à Troie! C’est par complaisance qu’il est venu sous les fameuses murailles. Certes, il a une petite idée de sa grande Fin: la gloire impérissable chantée par la Muse et conservée par le Poète. Mais cette finalité ne l’oblige pas vraiment: il pourrait très bien opter pour une vie longue et inglorieuse. Au fond, c’est par meta-obligation qu’il accomplit des exploits guerriers ouvrant droit à cette gloire impérissable.
D’un point de vue conséquentialiste, Achille embellit le monde iliadique de sa propre gloire, tout comme Jésus rachète les péchés du monde par sa Croix. Mutatis mutandis, est-ce le cas du gendarme Beltrame?
On ne s’étonnera pas que la gouvernance Macron (gestionnaire d’un état d’urgence permanent) n’a de cesse d’héroïser l’acte surérogatoire du gendarme Beltrame. C’est de bonne guerre! disent les macronistes - Nous voici avec une Muse appelée lémedia et un Poète nommé Mac Ron! répondent les gauchistes. Mais vu que "c’est pas un complot conspiratif ", on verra plutôt une bonne occasion pour Macron, ce grand-maître du kairos. L’occasion de substituer la Question sécuritaire dont on connaît bien le pot-pourri (internet interné, camps administratifs S, peine de mort) à la Question sociale qui était en train, si on peut dire, de s’imposer en France.
N’oublions pas que Macron a gagné de peu, grâce à la Semaine Terroriste "veillant" le premier tour... Et là, on voit avec quelle célérité la muse lémédia a chanté l’affaire Poussier et comment la Justice a châtié le Thersite. De quoi impressionner jusqu’à Mélenchon! Or, quand bien même les conneries d’un gauchiste auraient un effet Papillon, la FI (ou les FI) pourrait demander à JLM un peu de mesure et beaucoup de guillemets : « L’héroïsme du gendarme Beltrame » doit être apprécié pour ce que cet acte vaut et non pour ce qu’il devrait être.
La gouvernance Macron peut toujours affirmer que la mort "héroïque" du gendarme Beltrame va embellir notre monde soumis au bruit et à la fureur. C’est là une croyance qui, mille fois répétée, peut éclairer les esprits faibles et contrer la croyance martyrologique des djihadistes. Mais est-ce bien suffisant pour la plèbe en colère morale? Les Riens n’auraient-ils pas faim de vérité déontique?
Il me semble que la vérité déontique s’obligerait à dire que l’acte du gendarme Beltrame est devenu surérogatoire parce qu’il avait déjà une valeur morale fondée sur autre chose que le bon-samaritisme. Quelle est donc cette valeur morale antérieure à l’acte surérogatoire? On dira par charité que la gouvernance Macron fait semblant d’oublier que "secourir plus faible que soi" est un acte qui renvoie à une valeur pleinement acceptée par le peuple : la Solidarité - valeur morale de moins en moins célébrée et pratiquée depuis trente cinq ans au moins. Il n’empêche, cette valeur populaire a encore une antériorité chronologique, logique et déontique sur tout acte surérogatoire. C’est elle et elle seule qui rend possible ce type d’acte. Sans elle, pas d’au-delà du devoir.
Battue en brêche par le néolibéralisme, la valeur Solidarité ne montre plus que sa retombée oligarchique - la Caste. De là, cette instrumentalisation de la peur par l’urgence, de là cette croyance sur-jouée à l’héroïsme. Le peuple doit croire que la mort héroïque du gendarme Beltrame aura à terme un effet extraordinairement positif, voire salvateur pour la France & l’UE. Un effet qui sidérera le terrorisme daechien ou autre. Un effet qui diminuera le malheur dans le monde. Est-ce là une pensée demi-habile?
Le gendarme Beltrame n’a pas choisi entre son obligation gendarmique (sidérer un terroriste) et son vouloir surérogatoire (sauver l’otage par substitution), non, il a commis un acte deux-en-un, à la fois vrai et bon! Les conséquentialistes jugeront cet acte trop risqué pour l’agent mais utile pour la gouvernance, les kantistes le jugeront sublime et artificiel, les vertualistes gratuit et valeureux. Mais à la limite, peu importe l’angle d’attaque moralisateur, car tous ces jugements procèdent d’un jugement évident : instrumentaliser cette mort est petit, pervers et laid.
Bon, il y a encore une leçon de choses pour les gauches-de-gauche: le Devoir est concret! Ces gauches devraient avoir l’obligation de déconstruire finement l’instrumentalisation macronique. Et si elles avaient à commettre une surérogation, ça serait ça: leur solidarité.