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Billet de blog 6 mars 2014

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Ukraine: Eurusa vs Rusoviet (suite)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Au rebours des empires coloniaux européens, l'empire informel étasunien a donc été constitué quasi-involontairement. C'est en quelque sorte "faute de colonisateurs" que Washington a pris la tête de la défense du "Monde Libre" créant par là son réseau d'Etats-clients dont la plupart, en 1945-50 sont fort peu "libres" ou démocratiques.

Les empires coloniaux de l'Ouest de l'Europe furent bâtis pour accroître la puissance essentiellement militaire des métropoles, l'économie ne venant qu'épauler les dépenses militaires.

Tout différent fut l'empire Russe.

L'empire Russe

Un simple coup d'oeil sur une carte physique de l'Eurasie suffit: des rivages de la Mer du Nord à l'Oural, ou d'Arkhangelsk à la frontière afghane, ce n'est qu'une immense plaine, où les seuls obstacles majeurs sont les fleuves et rivières; on peut aussi y ajouter l'obstacle formidable des Marais du Pripet (100 km de diamètre!) lesquels peuvent être contournés par le nord et par le sud. Il n'y a quasiment pas de "frontière naturelle", de barrière géographique analogue aux Alpes, aux Pyrénées aux Carpathes oux aux Balkans.

Que ce soit la Russie Kiévienne ou la Moscovie, ces territoires sont ouverts à tous les vents, à toutes les invasions. et ces invasions ont bien eu lieu. Occupation Mongole, attaques allemandes (Chevaliers Teutoniques), polonaises, suédoises, puis celle de Napoléon et pour finir DEUX invasions allemandes:14-17 et 41-44. L'Allemagne au cours du XXe siècle a occupé DEUX fois la terre russe et l'Ukraine: en 1918-19, puis en 1941-44, les deux fois sauvagement.

L'obsession des dirigeants de la Moscovie, que ce soient les Tsars ou les Bolcheviques, leur impératif stratégique est donc clair: trouver des frontières "naturelles", des barrières solides. La géopolitique Russe tient dans cette phrase. J'ajouterai que le facteur dominant dans cette géopolitique est le sentiment d'insécurité.

Au nord, le môle de la digue est Saint Petersbourg, ville créée de toutes pièces sur les marais de l'embouchure de la Neva, pour doter la Russie d'une Flotte en Baltique. Soumise ou indépendante, la Finlande et son lacis inextricable de lacs et de forêts constitue une barrière suffisante. Et la côte Nord, six mois de l'année sous la glace, protège aussi la Russie.

A l'ouest, la tentation est permanente d'occuper la Pologne et les Etats Baltes, principal corridor vers le coeur de la Moscovie. Plusieurs fois réalisées au cours de l'Histoire, ces annexions se sont néanmoins révélées coûteuses et de relativement peu d'intérêt.

Au sud, la frontière naturelle, c'est la côte de la Mer Noire, donc l'Ukraine et la Crimée.

Au sud-est, c'est le Caucase

A l'est-sud-est, ce sont la frontière afghane et le Pamyr, piedmont de l'Himalaya.

A l'est enfin, ce sont les îles Sakhaline et les Kouriles.

Regardons la carte: c'est une stratégie défensive, PAS expansionniste comme nous nous plaisons à le croire.

C'était évident du temps des Tsars, ce le fut moins à nos yeux, du temps de l'URSS. Regardons ça de plus près.

En 1917, la Russie impériale a perdu la guerre contre les Empires Centraux, c'est une évidence. Cette défaite, ajoutée à celle déjà cuisante de la guerre Russo-Japonaise, scelle le sort de la Dynastie des Romanov: ils sont devenus des incapables.

Le 23 Février/8 Mars 1917, le Tsar est renversé. Le gouvernement Kerensky, "démocrate-bourgeois" veut continuer à honorer les engagements antérieurs et continuer la guerre. Erreur monumentale: en Octobre les Bolcheviques prennent le pouvoir et signeront bientôt la paix avec l'Allemagne (Brest-Litovsk). La Révolution a entraîné un phénomène logique, mais angoissant pour Moscou: des tas de régions de l'ex-empire tsariste ont proclamé leur indépendance. Ce qui de facto prive la Russie de ses "défenses naturelles". Et les Alliés, courroucés par la Paix de Brest-Litovsk, interviennent dans la jeune Union Soviétique pour restaurer un "gouvernement légitime", issu des restes de l'équipe de Kerensky. Alliés au nombre desquels figurent les Japonais qui s'enfonceront loin en Sibérie, le long du Transsibérien.

Tout l'enjeu de la guerre civile sera de récupérer les "frontières naturelles" de l'ex-empire, outre le fait, évidemment, de battre les Blancs. Ce qui explique la désastreuse équipée en Pologne qui se terminera par une défaite de la jeune Armée Rouge.

A l'Ouest, on a pris cela pour des visées expansionistes; lourde erreur. La stratégie de Lénine, d'ailleurs reprise par Staline, est toute autre.

Lénine ne veut absolument pas "envahir le Monde": il compte sur des Révolutions analogues dans les autres pays d'Europe. En particulier, il pense que l'Allemagne est mûre pour une révolution; il n'a pas tort, seulement, ce sont les forces de droite qui l'emporteront finalement. Une alliance "rouge" entre une Union Soviétique et une Allemagne révolutionnaires eût fait planer une menace grave sur les démocraties de l'Ouest, démocraties ô combien bourgeoises. Cela n'aura pas lieu.

La suite des évènements est claire: une fois son "pré carré" reconstitué, l'URSS n'essaie pas l'expansion territoriale, mais appuie et encourage les partis révolutionnaires dans le Monde. Elle s'alliera avec tout gouvernement révolutionnaire pro-communiste ou communiste, mais elle ne cherchera pas à agrandir son territoire. C'est une stratégie défensive-offensive.

1939: la guerre rôde; elle va sans doute éclater sous peu. Moscou, qui vient de subir deux défaites majeures, en Espagne et en Chine est très inquiète. Elle doit faire face à DEUX menaces diamétralement opposées: l'Allemagne Nazie à l'Ouest, et le Japon impérialiste à l'Est. Le Japon qui a déjà gobé une bonne partie de la Chine et qui est présent depuis des lustres en Mandchourie et en Corée, aux portes de l'Extrême Orient Soviétique! Le Japon qui soutient, et arme une société secrète asiatique dite "du Dragon Noir"; le Dragon noir pour les Asiatiques (surtout les Chinois, le mot vient du Chinois), c'est le fleuve Amour des Russes! La frontière orientale entre Mandchourie et URSS! Tokyo veut mener une "Croisade" asiatique à la conquête/reconquête de la Sibérie Orientale.....

Alors, lorsque Herr Hitler propose un Traité d'Alliance, et ne rechigne pas à y ajouter quelques clauses secrètes, Staline saute sur l'occasion: pour un temps plus ou moins long, il est débarrassé d'un des deux adversaires potentiels! Hitler est pressé: il a prévu d'écraser la Pologne avant les pluies d'automne. Il accorde donc à Staline la moitié Est de la Pologne.... Il ne se rend pas compte qu'il vient de perdre la Seconde Guerre Mondiale!

Eh oui, il faut insister là-dessus: l'Allemagne Nazie a perdu la 2eme Guerre Mondiale en 1939. Car il y a eu DEUX évènements cette année-là: le Pacte Germano-Soviétique et la bataille de Khalkin-Gol (Nomonhan pour les Japonais) où les forces soviétiques menées par un jeune plein d'avenir, Georgui Joukov, ont battu à plates coutures l'Armée Nippone du Kwantung qui cherchait à s'inflitrer en URSS (tâter le terrain, en quelque sorte). Ce qui dissuadera le Japon de tenter "l'hypothèse Nord", la conquête de la Sibérie, et l'incitera à appliquer la "variante Sud", l'invasion du Sud-Est Asiatique, la Guerre du Pacifique.

Sans les renforts venus de l'URSS orientale, en particulier de Sibérie, mais aussi sans le glacis de la Pologne Orientale occupée promptement en Septembre 1940, l'Allemagne Nazie aurait peut-être pu gagner la guerre en Russie.... Les 200 km supplémentaires représentés par l'Est Polonais ont été fatals à la Wehrmacht, arrivée épuisée dans les faubourgs de Moscou et de Leningrad. Le Pacte de 1939 a coûté en temps et en hommes la victoire en Décembre 1941..... Ce qui est de mon point de vue un bien, mieux: une chance pour la démocratie.

Le monstre nazi défait, nous sommes en 1945. Les armées soviétiques sont présentes sur la moitié Est de l'Europe, composée d'Etats auparavant bourgeois et anticommunistes. Qui ne voit alors que l'URSS a reconquis son glacis défensif, et même l'a agrandi considérablement?Evidemment, Moscou n'a aucune envie de "lâcher" ce glacis, qui lui a déjà servi une fois. Staline va donc imposer des régimes communistes dans les pays occupés par l'Armée Rouge.

Une exception doit nous faire dresser l'oreille: la Yougoslavie. Les Partisans Yougoslaves, sous la direction de Tito, ont pris le pouvoir après une lutte sans merci contre les Allemands et leurs alliés. Les Allemands se sont retirés; si Staline était l'expansionniste enragé que l'on a dépeint, il annexerait facilement ce pays; il ne le fait pas.

Autre exception: la Corée. Roosevelt avait demandé à Téhéran, puis à Yalta, que Moscou se joigne à la guerre contre le Japon; Staline avait accepté. Il honorera sa promesse en 1945 en déclenchant une offensive en Corée qui est un modèle du genre. Le "vide diplomatique" concernant cette péninsule, jusque là colonie du Japon (qu'en faire?), incite Moscou et Washington à se répartir des zones d'occupation: au nord les Soviétiques, au Sud les Américains.

Mais Moscou n'oublie pas que la Corée peut représenter un tremplin pour le Japon. Un Japon qui, dans les décennies futures pourra avoir recouvré sa puissance... et ses désirs expansionnistes. Et en Juin 1950, est prise une décision erronée: la Corée du Nord, menée par un ancien résistant anti-japonnais communiste Kim Il Sun, envahit la Corée du Sud pour réunifier la péninsule... et renforcer la défense de l'URSS face au Japon que décidément Washington cajole un peu trop à son goût. Et remontent à la surface les souvenirs des années 1920, quand Washington s'efforçait de soulager l'Allemagne et de l'aider à refaire surface. Souvenirs renforcés par le Plan Marshall de 1947 qui a offert l'aide US à TOUS les pays qui en feraient la demande, même l'URSS.... L'Allemagne de l'Ouest a d'ailleurs sauté sur l'occasion.

Cela peut faire craindre un renversement d'alliances: une alliance multi-partite USA-Europe de l'Ouest (l'OTAN est fondé en 1949, AVANT le Pacte de Varsovie) augmentée de l'Allemagne et du Japon pourrait éventuellement renverser assez facilement le régime soviétique. Car l'URSS a été dévastée par l'invasion nazie, son économie, déjà peu florissante avant la guerre, est en ruines, son armée, et le peuple soviétique ont subi des pertes épouvantables. Les mouvements de Moscou, encore une fois sont clairement défensifs.

La guerre d'Afghanistan sera aussi stratégiquement défensive, malgré les apparences. L'Afghanistan était un "pays frère", fortement lié à Moscou, qui servait de paravent contre l'Iran du Shah et le Pakistan, alliés des USA. Y était au pouvoir à Kaboul le Parti Communiste Afghan, malheureusement divisé en deux factions. Si Kaboul avait des traités avec Moscou, le peuple afghan, lui, était loin d'être communiste et les Afghans sont des champions de la xénophobie; en particulier ils détestent les militaires étrangers, TOUS les militaires étrangers. L'intervention soviétique, qui faisait sens à Moscou, loin du terrain, fut la catastrophe qui mit à bas le régime. C'est le miroir de la Guerre du Vietnam, sauf que les USA ne se sont pas effondrés (quoique... les "crises" qui se succèdent depuis 1974 sont peut-être les "dommages collatéraux de cette guerre stupide et ruineuse).

Et l'empire Russe ira ainsi cahin-caha, attendant l'arrivée au pouvoir de "partis frères": le PC Chinois en 1949, le PC Vietnamien en 1954, sans intervenir militairement à leurs côtés, fournissant armes et instructeurs, sans aller au-delà (sauf en Corée). Mais prise dans ses contradictions internes, ironie de l'Histoire, nommément le centralisme bureaucratique qui étouffera l'essor économique, l'URSS s'effondrera brutalement en 1991. Avec cette chute, l'empire éclatera, replongeant le peuple Russe dans les affres de l'insécurité: les frontières naturelles disparues, la Sainte Russie de nouveau ouverte à l'invasion.

Ce qui explique en partie la violence des réactions de Moscou aux tentatives de sécession de la Tchétchénie, aux visées Géorgiennes (il faut rappeler que Shaakashvili est un Etasunien-Géorgien) et plus récemment aux évènements d'Ukraine: la frontière est menacée.

A suivre...

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