Un café à Naples avec Roberto Saviano.
Marcher dans les rues de Naples, une année après l’assassinat brutal de la rédaction de Charly Hebdo prend un autre sens cette année. Il y a ceux qui sont morts pour la liberté de la presse - que tout le monde croyait acquise - et ceux qui doivent vivre, protégés pour avoir mis en lumière des gens qui croyaient faire partie de l’élite. Le simple fait de dénoncer des comportements maffieux vous vaut une condamnation à mort et la seule chose que ces systèmes criminels ont en commun est la mémoire. Ils n’oublient jamais rien et ont l’éternité plus un jour pour se venger. Le reste du temps, ils réinventent le passé en fonction de leurs besoins. Ils savent que l’enfant citoyen préfère toujours le conte à la science, la narration aux faits. Faire croire, en 2015, que les trois systèmes maffieux du sud de l’Italie ont été créés par trois espagnoles qui auraient tué un noble qui avait violé leurs sœurs, pour ensuite se réfugier en Sicile et de là se partager l’île, la Calabre et Naples est une gageure qui leur permet de donner une raison à ceux qui y rentrent de calmer leurs consciences. À Naples, Camorra, viendrait de capo (chef) et Moralita (moralité). Le pizzo (tribut payé pour ne pas être molesté) vient du mot italien qui définit le mettre carré de sol avec de la paille que vous deviez payer dans les prisons des Bourbons. Mais qui sait encore que mozzarella vient du verbe mozzare qui signifie séparer. Le fromage se faisait à quatre autours du bac. Il fallait prendre un quart à la personne à droite, mélanger et reprendre un quart à droite. Le livre de Roberto pose les bonnes questions aux Napolitains. Il leur a tendu un miroir et risque de le payer de sa vie. Personne à Naples ne peut plus dire qu’il ne savait pas. C’est douloureux quand les choses auxquelles vous croyez depuis 1860 s’avèrent faussent et que vous êtes le dindon de la farce. Les camorristes eux ne supportent simplement pas que leurs noms prénoms, mais surtout surnoms aient été publiés faisant éclater de rire toute une ville. Comment alors toute une ville a pu croire que ces gens étaient une source de richesse et de protections ? Si historiquement il est démontré que ce cancer est né dans les prisons et qu’ils ont servi tous les pouvoirs en bons chiens dressés qu’ils sont, comment en arrive-t-on à se dire que c’est une autorité et une assurance depuis la chute du royaume de Naples et avant même l’unification ?
L’Europe aujourd’hui se cherche et se tétanise face à un ennemi qui remet en question l’ordre mondial. Comme si c’était la première fois. Il suffit de prendre un café sur une place dans la vieille ville de Naples. Vous êtes soudain au-dessus de quatre mille ans d’histoire. En dessous de vous, dix mètres sous la tasse de café, une maison romaine, sous la maison romaine un temple grec, et dessous encore d’autres, partout, depuis toujours. Dans la « via dei tribunali », il y a une église, moche, faite de briques et de brocs, du boulot de gougnafiers, ni fait ni à faire. On peut aller dessous, chez les romains, une ville construite, il y a deux mille cinq cents ans. Les murs sont d’une beauté et d’une intelligence folles. Rien de comparable avec ce que l’on a au-dessus de la tête. En descendant encore, pas métaphoriquement, mais bien par un escalier de ferraille, on se retrouve dans une rue grecque, construite, il y a plus de trois mille ans. On peut encore voir la maison du trésor public, de la collecte des taxes, la seule maison qui a un système de porte protégée. Les Grecs utilisaient les gros blocs de pierre, les Romains, la brique, puis nous, le rien, au mieux la récupération et la réutilisation.
Les Grecs étaient polythéistes, les Romains aussi. À Naples, ils ont cohabité durant des siècles, les Romains apprenant des Grecs et se perfectionnant. Naples est la seule grande ville d’Italie qui n’a pas ressenti le besoin d’aller conquérir d’autres territoires. Les Romains ont intégré le savoir grec et développé leurs propres techniques. Quand la ville grecque ne leur permettait plus de se développer, ils ont rempli toutes les rues et les maisons avec leurs déchets et ont reconstruit une ville moderne. Des rues allant du Nord au sud et des ruelles allant d’est en ouest, des murs antisismiques, l’eau et les déchets parfaitement gérés. Un simple poisson était intégralement utilisé, jusqu’aux arêtes qui, réduites en poudre, servaient de condiments. Une jarre devant la porte permettait de percevoir l’urine, taxée équitablement, récupérée pour nettoyer, teindre et supprimer le gras. Comment alors passe t-on d’une ville aussi géniale à un grand n’importe quoi ? Des adolescents voulaient me convaincre que les Romains avaient créé leurs villes après le Moyen Âge et qu’ils avaient copié les Américains. Que s’est-il passé il y a deux mille ans ? Comment sommes-nous passés des vespasiennes et de l’eau courante aux excréments partout et à l’eau empoisonnée, transportée dans des seaux ? Il y a deux mille ans une secte de barjos fanatiques vénérant un charpentier cloué sur une croix a pris de l’ampleur, du pouvoir. Pour imposer leur Dieu unique, ils ont tué tous ceux qui ne croyaient pas comme eux et brûlés les textes, cachés l’art. Trop sots pour simplement copier le génie de leurs prédécesseurs, ils ont rebâti par-dessus la ville romaine, en utilisant tous les matériaux qui trainaient au sol et ce pendant 800 ans. Cela donne des églises moches qui ne ressemblent à rien, avec des colonnes provenant d’époques et de civilisations aussi diverses que les Étrusques et les Romains. Au final ce chaos devient presque un style, presque beau.
Les chrétiens ont apporté 1500 ans d’obscurités et de barbarismes en Europe, des siècles de meurtres et de guerres, à discuter du sexe des anges et de la virginité de la mère de Jésus. C’est douloureux de passer de « Santa Maria Capua Veterre » et de son amphithéâtre vieux de 2600 ans au Palais-royal de Caserta, fabriqué juste pour casser les pieds à Louis 14 et qui ne tient debout que grâce aux échafaudages et aux subsides de l’union européenne. Comment peut-on passer des murs antisismiques recouverts de fresques et de mosaïques à 1000 ans de murs grossiers comme fabriqués par des enfants maladroits et peu attentifs ? C’est concevable de ne rien créer durant 1000 ans. Quand les livres et les œuvres d’art sont détruits, quand on jette des milliers d’années de mémoires aux oubliettes, tout devient possible. Qu’à Genève, des gardiens de troupeau sortent des marais une ville moche au bout d’un lac n’a rien de choquant. Le néant ne donne que le néant. Comment alors, durant 1000 ans, des habitants qui avaient sous les yeux, sous les pieds et dans leurs jardins le génie des millénaires précédents ne soit même pas foutu capable de simplement copier ? Refaire ce qu’ils ont sous les yeux, au quotidien et partout ?
Les Français ont entamé la redécouverte de Pompéi, il y a 300 ans. Dans le quartier des plaisirs, ils ont découvert des statues ventant les plaisirs érotiques, des bouches d’eau en forme de phallus, des peintures montrant des hommes avec des hommes, des femmes avec des femmes et des hommes avec des femmes. Toutes les formes de sexualité sont représentées, sans jugement. Comment alors comprendre que 2300 ans plus tard ce sont un million de français qui hurlent dans la rue pour empêcher le mariage pour tous ? Que dire d’une société qui passe son temps à essayer de nier le réel ? De faire en sorte qu’il y ait une seule norme, que tout autre comportement est déviant, allant jusqu’à nier l’humanité de ceux qu’on n’est pas capable de comprendre ? Que dire d’une société qui qualifie de monstres certains membres de sa communauté ?
Quelles méthodes ont été utilisées par les pères de l’église pour qu’un million de personnes croient, à Rome, que l’eau qu’ils boivent, apportée par un aqueduc qu’ils peuvent toucher aurait été construit par une race de géant détruite lors du déluge parce que ne plaisant pas à Dieu ?
Comment une civilisation nous ayant apportés le regard vers les étoiles, les mathématiques, une architecture sublime et un art de vivre raffiné peut sombrer dans la destruction et la nuit, la vénération des troupeaux de chèvres et le voyage en Toyota dans le désert, la vénération du poil de barbe ? Comment, à partir d’un Messie prônant le partage, la compassion et l’amour de son prochain, on en vient à l’antisémitisme, les siècles de «sainte inquisition » et 100 ans de guerre entre catholiques et protestants ? Comment à partir des révélations du prophète, de ses paroles empreintes d’humanité et de beauté en vient-on à décider que la seule façon de croire est une et unique et que tous les autres doivent être tués ? Faut-il qu’il y ait toujours la nuit après la lumière ?
Si l’apport de ce Dieu unique se mesure à l’aune des 2000 dernières années, je ne le remercie pas. Si la croyance en un Dieu unique impose de ne plus réfléchir et de recommencer en boucle comme des enfants idiots ce que nos très lointains ancêtres ont déjà expérimenté, j’attends que reviennent le Dieu des arbres, de la lune et de la paix, le dieu du raisin et des montagnes, le dieu des ours et celui des loups.
Ainsi, je pourrais les regarder se disputer et apprendre de leurs erreurs, évitant que mon voisin ne vienne en Son nom me tuer car ma croyance le heurte. Comme il y en a plusieurs, j’en trouverai toujours un auquel il croit aussi.
Pour ne pas refaire encore un tour de 2000 ans peut-être qu’il serait temps enfin de croire en nous, les humains, en acceptant que l’autre n’est pas soi.
Le crime de Saviano est d’avoir dit au napolitains qu’ils n’étaient pas une méritocratie mais que seul le relationnel détermine la position sociale. Le meilleur au monde qui n’a pas de parents, d’amis de connaissance ne fait rien alors que le crétin ayant le bon oncle ou le bon copain avancera sans encombre. Roberto a dit aux napolitains d’arrêter de se plaindre et de se sortir la tête du sac pour regarder enfin la réalité en face. La camorra, comme l’état islamique, ne supporte pas l’éclairage. L’EI n’a de religieux que le vernis. Ils sont plus proches d’un système maffieux qui se donne une légitimité en utilisant les sourates du prophète. Seuls l’analphabétisme, l’inculture et la bêtise leurs permet de prospérer. Ils ont besoin de l’obscurité pour avancer et la lumière leurs fait peur car « est perdu, certes, celui qui la corrompt. » (Sourate du Soleil)
Les maffias du Sud sont très contentes de la situation en Syrie car très lucratives, plus que la cocaïne.
Les démocraties européennes discutent de symbolique et de principe, de tolérance et de communication, en oublient leurs passés récents, inventent l’avenir inconnu au risque de nous replonger 1000 ans en arrière pour tout refaire.
Si l’histoire n’est pas un éternel recommencement, elle n’est pas non plus une longue évolution vers le mieux et le meilleur mais bien un chemin chaotique dont les contemporains sont seuls responsables.
La seule question qui vaille est : sommes, prêt à vivre comme des cerfs apeurés et lâches ou debout à construire un monde dont personne ne définit aujourd’hui les contours ? Sommes-nous éternellement condamnés à l’obscurité, l’ignorance et la peur ?