Car le carnage, le sang, les morts, les corps déchiquetés, tout cela est objet de jouissance, d’une jouissance horrible, une jouissance que personne ne peut reconnaître, une jouissance qui menace l’identité psychique, contre laquelle une forteresse de dénégations doit être élevée. Bref, des défenses contre les séductions du terrorisme.
Les victimes (et les témoins directs) ont affaire au réel des attentats terroristes, un réel indicible et à peu près incommunicable. Les autres, l’immense majorité, apprennent avec des images et des récits relayés, c’est-à-dire de la littérature, du fantasme. « Toute pédagogie de l’horreur ne peut éviter de pousser à produire de la jouissance » Anne-Lise Stern, Le savoir déporté.
D’où l’insistance dénégatoire du « nous » qui cuirasse les discours. « Nous », c’est-à-dire l’espoir d’une lutte victorieuse non pas contre l’ennemi mais contre les pulsions internes, contre la jouissance de la catastrophe, contre l’horreur du désir de jouir du désastre et son caractère pourtant irrésistible. « Nous » c’est-à-dire l’effort de resserrer les liens afin de limiter les moments d’invasion psychique et leur conversion en désir de meurtre. « Nous » c’est-à-dire aussi l’envie scélérate d’avaler encore le suc hallucinogène du carnage. « Nous » c’est-à-dire le combat contre la rupture du sentiment d’appartenance par les séductions du terrorisme. Seducere : conduire hors du chemin, séparer.
Cette jouissance des attentats, qui tend à une identification ambivalente à l’agresseur, est le moteur de la séduction de la guerre. Le discours de l’extrême-droite, xénophobe, raciste, secrètement exterminationniste, contient un terrorisme rêvé, pendant fantasmatique du terrorisme réel de Daesh. Fachos et terroristes sont des ennemis complémentaires, des alliés objectifs. L’extrême-droite désire des crimes, des voitures brûlées, des preuves constantes du caractère inassimilable des orientaux. Nul doute que les attentats jouent un rôle de désinhibition. L’agression terroriste séduit : elle donne une autorisation de fait de devenir à son tour criminel, c’est-à-dire de céder à la jouissance de la transgression. Eux l’ont fait, pourquoi pas « nous » (un autre « nous », séparateur, qui cède à la séduction).
La guerre (réelle) est également un outil politique de canalisation des affects mobilisés par la jouissance du carnage : fédérer le désir réactionnel de destruction, le soumettre sans l’anéantir, l’enrôler à des buts de politique intérieure (adhésion au gouvernement mais aussi contention de la séduction du meurtre), enfin masquer le fait que réagir c’est obéir. La martialité du discours des chefs traduit deux fonctions contradictoires : exciter le désir de vengeance, qui est un désir de mort, à un degré suffisant pour obtenir une contre-séduction efficace ; mais aussi contenir, homogénéiser, atténuer. Et faire diversion.
Il est cependant à craindre que la pente d’une brutalisation de l’État soit plus abrupte que la tendance à débrutaliser. État d’urgence, disparition du contrôle judiciaire, limitation des libertés publiques, extension ad libitum des pouvoirs de l’administration, sont l’effet du déchaînement pulsionnel si bien que le risque devient crédible d’un devenir terroriste de l’État. Disposant d’une légitimité courte, liée aux attentats, les chefs résisteront-ils à la tentation de s’en servir pour d’autres réalités que Daech, par exemple les zadistes, les anti-nucléaires, etc. ? Il serait naïf de le croire.
L’usage de la catégorie douteuse de « barbare » ou de celle d’horreur « absolue » est le signe d’une surexcitation pulsionnelle, effet direct de la jouissance du carnage – langage qui a cependant une double fonction d’intimidation et de dissimulation. Ce langage absolutiste vise à désarmer la critique par le soupçon d’une secrète approbation des terroristes. Et à dissimuler l’histoire au long cours, le fait que la politique étrangère de la France et des pays occidentaux a contribué à la suscitation de ces groupes terroristes qui ne tombent pas du ciel.
De même, les candidats à l’assassinat-suicide ne sont pas des « psychopathes ». Ils résultent de deux séries de conditions : la production sociale de « perdants radicaux » (Hans-Magnus Enzensberger) et du travail des endoctrineurs religieux qui séduisent par le mythe socio-existentiel de la radicalisation. Les perdants radicaux sont produits indirectement par les classes sociales dominantes qui ne croient qu’au profit et lui subordonnent marchandises et travailleurs, traitant les êtres humains comme de purs moyens en vue de l’enrichissement maximal, laissant croupir dans la misère, la souffrance, l’invisibilité, des millions d’êtres humains. C’est le même système social qui produit d’un côté des riches jouisseurs et inhumains, les gagnants extrêmes, et, de l’autre côté, les archi-pauvres, dont quelques-uns deviennent des perdants radicaux, des révoltés nihilistes, recrutés par les endoctrineurs islamistes.
L’idéologie de Daesh séduit autant que l’idéologie du martyre en est capable. Le manichéisme total, la représentation diabolique de l’Occident pervers, dépravé et idolâtre, la gloire du martyre, l’existence intense, amplifiée, modifiée de fond en comble (la conversion), c’est-à-dire le mythe religieux de la transformation radicale et instantanée de l’existence, tout cela séduit. La radicalisation est la transgression du principe d’individuation lente et durable, de la construction progressive de la personnalité et des habitus sociaux. C’est pourquoi le suicide y est si normal. La transgression des interdits fondamentaux est maquillée en acte de courage, d’héroïsme et de sainteté. Un perdant radical, produit par l’anomie sociale des classes « inférieures », peut trouver, dans ce radicalisme manichéen structuré, cohérent, simple, de quoi changer de vie et mettre un terme à son existence de paria.
Ce terrorisme séduit par l’idée – essentiellement religieuse – d’une transformation intégrale, rapide, instantanée, de son existence. Avant, la vie n’avait pas de sens, elle était vide ; après, tout change de visage, tout rentre dans un ordre nouveau et clef en main. Changer de vie « normalement », « réellement », ça prend des années. Là, c’est l’affaire de quelques semaines, voire de quelques jours. Cela accrédite le fantasme idéaliste d’une liberté à l’égard de soi et du monde, une toute-puissance de la volonté et de la décision.
La jouissance du désastre est réactionnelle et défensive car elle extrade l’angoisse de mort hors de soi par la position de spectateur non menacé, donc agressif (cf. l’aspect contagion du terrorisme). Mais ce refuge imaginaire n’est pas étanche : la peur pour soi subsiste, très variablement. La fiction du deuil national est une tentative d’égaliser la peur. L’effort d’exploiter les morts en vue de créer du lien social se heurte à des forces centrifuges puissantes : la jouissance de la dévastation sépare du réel commun, tandis que la variation de la peur produit de la multiplicité. Double multitude facteur de désocialisation : celle des fantasmes, celle des angoisses. Tel est le danger socio-psychique des séductions du terrorisme : dispersion, isolement, désir de violence, haine.
À moins d’éduquer fantasmes et angoisses, de les socialiser, de les récupérer afin de créer de la communauté. Accroître la peur pour soi en peur pour les autres, puis en peur panique au sens d’une peur pour le tout (pan) du monde humain. Rendre la peur intelligente. Il y a peut-être une voie culturelle de transformation de la radicalité nihiliste (celle qui, dans le terrorisme, séduit par sa facilité instantanée) en amour radical, patient et intransigeant pour le monde, pour sa conservation.
Jean-Jacques Delfour