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Billet de blog 24 février 2020

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Pavlenski et Branco sont-ils des héritiers de Debord?

Vivons-nous le retour d’un épisode situationniste ? Pavlenski et Branco sont-ils des héritiers de Debord?

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Vivons-nous le retour d’un épisode situationniste ?

Le climat de ces derniers jours autour de l’ «affaire Griveaux »  dû à  l’implication à la fois d’une forme d’avant-garde artistique et d’une radicalité anti-système redonne à de vieux débats théoriques une réjouissante jeunesse.

Debord avait théorisé en son temps la « société du spectacle ».

Nous assistons bien tous les jours au  remplacement progressif  d’une société du réel par une société de la représentation.  Dans notre société,   le sujet perd son identité essentielle et l’usage du verbe « être » pour n’être plus défini que par la consommation et l’usage du verbe  « avoir ».  

 Cette aliénation du sujet, consommation/ productivité, consiste donc à consommer de plus en plus pour nier la vacuité de sa vie et travailler de plus en plus pour pouvoir consommer.

Le « spectacle » joue un rôle clé. Il assure  la stabilité du système.  Il est propagande mais nous est présenté comme ontologique. Le discours des dirigeants, les certitudes des  sachants, et même la publicité (le fameux vu à la télé) sont axiomatiques. La conformité doit  tenir lieu de vérité, la représentation doit tenir  lieu de réalité.

 Internet est venu en fait accomplir la parole de Debord.

 En effet  le consommateur d’aujourd’hui achète  plus de « spectacle » que de nourriture. Le budget  télé du câble, contenus digitaux,  cinémas, sorties, n’a cessé d’augmenter.

Par ailleurs le sujet devient à son tour grâce aux réseaux sociaux producteurs lui-même de « spectacle ». La mâchoire du piège s’est refermée.

 Résumons la situation :

-Le sujet est aliéné dans le diptyque consommation / productivité c’est-à-dire conditionné à travailler de plus en plus au détriment de sa santé et de sa liberté, pour acheter de plus en plus de marchandises dont il n’a pas besoin et qui n’étanchent pas sa soif d’existence. Il est dans un état d’insatisfaction permanent.

-cette aliénation tient parce que la propagande véhiculée  par les bien-pensants, la publicité, les pseudo-témoignages de ceux qui ont été érigés en exemple (stars, sportifs…) et les injonctions des détenteurs du pouvoir empêchent sa prise de conscience

-une bonne partie des marchandises pour lesquelles il a une addiction et dont l’acquisition nécessite sa mise en esclavage  sont elles mêmes des contenus de propagande. Le sujet paie donc lui même la propagande qui lui pourrit la tête.

-en participant aux réseaux sociaux il véhicule à son tour cette propagande et devient même producteur bénévole de contenus au service de la consommation. Par ailleurs il fournit au passage des données précieuses à ceux qui régissent le système pour mesurer cette consommation générale et pour le pousser à augmenter encore la sienne.

Le  moyen le plus efficace pour casser le paradigme dans lequel nous sommes enfermés est d’utiliser une technique de contre spectacle.  C’est-à-dire d’amener le sujet au questionnement non pas par une démonstration rationnelle mais par un phénomène « spectaculaire » qui viendra  démolir le « spectacle » du système. Comme Lacan fissurait le discours du patient par ses séances à durée aléatoire où le mot de la fin ne pouvait pas être prémédité.

C’est pourquoi les avant-gardes artistiques qui viennent heurter l’esthétique et les valeurs communément admises sont utiles. Elles induisent le doute, la prise de conscience, et l’accession à la vérité, ou du moins à une nouvelle vérité…le processus devant être itératif.   

Quand on pense aux avant-gardes récentes, une de celles qui vient immédiatement  à l’esprit est le mouvement Punk. Il est né de l’agonie des idéologies gauchistes au début des années 1970 et des premiers craquements de la religion du progrès éternel  liés à ce que l’on avait appelé la crise du pétrole.

Les Pussy Riots,  compatriotes et camarades de Piotr Pavlenski,  s’inscrivent à la fois dans le courant punk sur le plan artistique et une contestation radicale de l’ordre établi  (Etat, religion, capitalisme) sur le plan politique.

Piotr Pavlenski, quant à lui,  a trouvé une manière originale, en utilisant son corps dans une pratique sacrificielle, pour nous faire comprendre plus rapidement que par un long discours, ou un monologue pseudo- savant de huit heures à la façon du grand débat, les vérités qu’il avait à nous dire.

Dans le cas « Griveaux » on pourra objecter qu’il ne s’inflige  aucune souffrance physique pour prix de sa révélation contrairement à son habitude. Il s’offre cependant comme victime en prenant sur lui l’intégralité de la culpabilité judiciaire, et en revendiquant la totale et unique responsabilité des faits sans invoquer les piteuses circonstances atténuantes que les mis en cause ânonnent  en pareil cas sur les plateaux de télévision.

Piotr Pavlenski  est bien un des représentants des avant-gardes  artistiques. Un prophète fou qui hurle sa vérité pour réveiller un monde sidéré par l’art au service du « spectacle » dont les protagonistes  sont décorés de la légion d’honneur  par le système, s’enrichissent au-delà de toute mesure, et sont récupérés comme faire valoir par le pouvoir.

Il a été le bras qui a agi, peut-être à contre emploi, et surtout en rupture avec le reste de son œuvre. L’indigence du site internet et la pauvreté de la mise en scène de la divulgation sont à des années lumières  de ses fameuses lèvres cousues. Reconnaissons cependant sa  dignité  dans la reconnaissance des faits et son comportement vis-à-vis de la police lors de son arrestation.

Il a certainement fallu une composante intellectuelle dans cette action. Difficile de penser que Juan Branco n’y a joué aucun rôle. La maîtrise de la langue, la compréhension de la tambouille politicienne,  l’amorçage de la réaction en chaîne, nécessitaient un familier de la vie mondaine. Juan Branco s’est  fait spécialiste de retourner ses connaissances des cercles de pouvoir et d’argent afin de faciliter les actions des dominés contre les dominants. L’action militante se serait poursuivie s’il  avait pu à la façon de Maître Vergès développer une stratégie de défense de rupture en tant qu’avocat des prévenus. Il s’est (hélas pour le collectif et la poursuite de la situation) vu interdit de représenter les mis en examen, l’establishment ayant  deviné la manœuvre.

Au final quels buts ont il été atteints ?

-sur le plan purement artistique nous sommes bien en deçà de ce à quoi nous avait habitué Piotr Pavlenski. La réaction première du public hésite entre le fou rire, et le malaise vis-à-vis de la peine que doit ressentir Madame Griveaux. Peu d’émotion profonde dans cette situation.

-sur le plan politique, le retournement du « spectacle  Paris Match conjoint idéal » en « spectacle  être humain  adultère en prise avec ses pulsions de base » est intéressant. Qui est le vrai Benjamin Griveaux ? Il est à l’évidence à la fois un peu des deux…comme tout un chacun. Mais tout un chacun n’utilise pas la presse aux ordres pour enfumer les électeurs et la vraie presse ne devrait pas passer ces publi-reportages affligeants.

-sur le plan politicien, le remplacement par Agnès Buzyn d’un Benjamin Griveaux qui était en train  de couler la campagne LREM représente un espoir pour ces derniers. Comme si Piotr Pavlenski avait été l’instrument d’un darwinisme politique malgré lui.

-sur le plan philosophique, les grands esprits, dont les tenants du pouvoir, se réclament du respect de la vie privée. Rappelons que l’Etat est prêt à rémunérer les informateurs détenteurs de fichiers volés, aux banques ou aux cabinets d’avocats, s’ils permettent de redresser des fraudeurs fiscaux. Rappelons que les droits des personnes sont parfois bafoués par ceux là mêmes  dont la vocation est de les protéger (perquisitions, gardes à vue abusives…). Rappelons que les procès verbaux d’audition sont souvent communiqués aux médias avant de l’être aux avocats des mis en cause. Peut-on avoir en matière de transparence des convictions à géométrie variable ?  Vis-à-vis des personnes publiques la transparence n’est-elle pas le moindre mal ?

D’autres  grands esprits nous resservent un discours anti réseaux sociaux, anti « fake news », et complotiste  sur l’intervention des services étrangers, dont il ressort surtout  qu’ils souhaiteraient bannir des médias les nouvelles embarrassantes pour le pouvoir qu’elles soient vraies ou fausses.

 En tout cas j’ai envie d’affirmer que Juan Branco et Piotr Pavlenski  sont dans la lignée de Guy Debord. Et quelque soit le résultat final ils auront contribué à nous faire réfléchir.

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