
Cher pays de notre enfance, Enquête sur les années de plomb de la Vème République, aux Éditions Futuropolis, vient d’obtenir le prix du public — récompense largement méritée — au festival 2016 de la bande dessinée d’Angoulême. Cette production appartient plutôt au genre nouveau du documentaire graphique, dans la lignée du roman graphique. Ce travail remarquable scelle la rencontre entre d’une part Benoît Collombat, que l’on ne présente plus ici, grand reporter de talent à France Inter et auteur, notamment d’une enquête approfondie et reconnue sur l’affaire Boulin * ; et d’autre part Etienne Davodeau, auteur de bande dessinée ancré dans le réel à qui l’on doit notamment Les Ignorants, une rencontre pittoresque avec un vigneron, et Lulu femme nue, adaptée au cinéma avec Bouli Lanners et Karine Viard. Ils appartiennent à la même génération — cinquante ans pour l’un et quarante-cinq pour l’autre, qui a grandi au fil de la Vème République — et ont enquêté sur les affaires qui ont secoué cette même République depuis cinquante ans, avec, en toile de fond, un fil rouge en forme d’acronyme de sinistre mémoire, le SAC, Service d’Action Civique. Créé comme appareil au service du pouvoir gaulliste, le SAC effectue d’abord les basses besognes en Algérie, contre le FLN, Front de Libération Nationale, puis contre l’OAS, Organisation de l’armée Secrète, avec l’aide de dangereux criminels, coupables d’actes de torture et de meurtres.
Depuis le retour du général de Gaulle au pouvoir en 1958, le SAC a toujours eu deux visages, l’un présumé présentable et officiel se composait de gaullistes historiques, anciens résistants, fidèles au grand timonier contre vents et marées ; l’autre recrutait des voyous et des criminels pour fabriquer une véritable machine de guerre, utilisée, selon les époques, contre le FLN, l’OAS, les étudiants engagés en 1968 ou les syndicalistes dans les grandes entreprises par la suite. Dans la postface rédigée par Roberto Scarpinato, le très courageux procureur de Palerme qui vit sous protection policière depuis vingt-cinq ans, ce dernier cite Honoré de Balzac : « Il y a deux Histoires : l’Histoire officielle, menteuse, qu’on enseigne, puis l’Histoire secrète, où sont les véritables causes des évènements, une histoire honteuse. » L’histoire du SAC appartient à cette seconde catégorie, et c’est ce que Benoît Collombat et Etienne Davodeau montrent, témoignages à l’appui, à travers cet album singulier et régénérant, dont il faut largement recommander la lecture.
Les deux auteurs sont allés à la rencontre des témoins oubliés ou ignorés des différentes affaires, en train ou en voiture, et Etienne Davodeau rend compte de tout cela, par le biais de planches en noir et blanc à la fois sobres et lourdes comme celles d’un roman policier. La différence est que nous sommes là dans la réalité historique des exactions de la Vème République et non pas dans la fiction. Ils ont revisité les lieux des assassinats des « années de plomb ». L’album commence, un matin d’octobre 2013, avec le n°89 de la Montée de l’Observance à Lyon, où, le 3 juillet 1975, François Renaud, juge d’instruction à Lyon, fut assassiné devant son domicile, une lugubre première depuis la seconde guerre mondiale. Or François Renaud, ancien résistant, homme intègre et libre, enquêtait sur le SAC et sur le tristement célèbre hold-up de la Poste de Strasbourg, le 30 juin 1971. Benoît Collombat et Etienne Davodeau ont minutieusement tout reconstitué, rencontré des témoins importants que la justice n’a jamais entendus, Robert Daranc, journaliste retraité, ancien correspondant de RTL à Lyon, ami de François Renaud, qui rebaptisera la Montée de l’Observance « rue François Renaud ».

Nicole Renck, l’ex-greffière du juge Renaud, très remontée contre le juge Georges Fenech, désormais député UMP-LR de la 11ème circonscription du Rhône, qu’elle accuse d’avoir enterré le dossier — qui fut ensuite repris en vain par le juge Yves Bismuth, aucun rapport avec Paul… —et « oublié » le rôle du SAC ; Pierre Richard, patron du SRPJ, admirateur de l’intégrité et de l’efficacité du juge Renaud ; et François Colcombet, député socialiste, conseiller général, membre de la CJR mais à l’époque collègue un peu trop bavard de François Renaud qui déclare aux Dossiers de l’Écran, le 7 mai 1974 : « Nous espérons ne pas avoir à découvrir que le hold-up de Strasbourg a fini dans les caisses d’un parti politique… » ; Yves Boisset, réalisateur du film Le juge Fayard ; Francis, le fils du juge Renaud. Tous sont unanimes pour dire aux deux enquêteurs que François Renaud a été éliminé par le milieu lyonnais sur ordre, alors que le dossier a été classé sans suite et que l’un des assassins présumés, Edmond Vidal, du milieu lyonnais, court toujours, les deux auteurs le rencontreront même brièvement place Bellecour, à la fin de leur enquête.
Benoît Collombat et Etienne Davodeau se sont ensuite intéressés à la tuerie d’Auriol dans les Bouches-du-Rhône, le 18 juillet 1981, révélatrice du vrai visage du SAC, puisqu’un règlement de compte interne à cette organisation a conduit au massacre de six personnes, dont un enfant de huit ans, dans des conditions épouvantables. Cet épisode sanglant marquera la fin du SAC qui sera dissous en 1982, un soulagement pour James Sarrazin, rencontré par Collombat et Davodeau, journaliste au Monde pendant ces années de plomb, et suivi, pris en filature, intimidé et « tabassé » par les hommes de main de cette officine pour avoir osé enquêté sur le dit Service d’Action Civique. L’album nous emmène ensuite à Poissy rencontrer trois anciens syndicalistes des usines de fabrication automobile, où le SAC constituait la majorité des troupes de milices patronales chargées de « maintenir la paix sociale » contre les syndicats. Enfin, c’est un retour sur un lieu inconnu à l’origine et qui ne l’est plus vraiment, l’étang rompu dans une forêt des Yvelines, où le 30 octobre 1979, le ministre du travail, Robert Boulin, est retrouvé mort. Avant même que l’enquête ne commence, le mensonge se propage, selon lequel Robert Boulin se serait suicidé. Il n’en est rien bien sûr, le ministre du travail a été « liquidé » et, là encore, le SAC apparaît un peu partout.Le lecteur va retrouver là l’illustration détaillée de la remarquable enquête de Benoît Collombat publiée en 2007 et complétée par de nombreuses rencontres avec Fabienne Boulin, la fille du ministre, son gendre, Laetitia Sanguinetti, la fille de feu Alexandre, qui relate son tête-à-tête avec Pasqua ainsi, en 1999 :

Pasqua est un autre fil de cet album, car les auteurs ayant entrepris, dès le début de leur enquête en 2013, de le rencontrer vainement car sa mort surviendra avant qu’il ne puisse tenter de l’interviewer. Deux témoignages sont capitaux dans cet album : tout d’abord celui d’un habitant de Monfort-l’Amaury qui croise le véhicule de Boulin en cet fin d’après-midi du 30 octobre 1979, le ministre n’est pas au volant et, avec lui, deux jeunes hommes à la mine patibulaire. Ce témoignage ne figure pas dans l’ouvrage initial de Benoît Collombat car il a été livré après sa publication :

Ensuite l’ex-attaché parlementaire du suppléant de Robert Boulin rencontré en Gironde qui affirme avoir reçu des menaces téléphoniques en 2011, alors que le SAC a été dissous en 1982…, et qui laisse également tomber : « De toute façon le grand était prêt à tout… » Donc quelqu’un qui mesurerait dans les 1,90m/1,91m et qui aurait pu être premier ministre et même président…
Cher pays de notre enfance, Enquête sur les années de plomb de la Vème République, Benoît Collombat, Etienne Davodeau, Éditions Futuropolis, octobre 2015, Paris. 24€
*Un homme à abattre, Contre-enquête sur la mort de Robert Boulin, Benoît Collombat, Éditions Fayard, Paris, 2007. ISBN 978-2-213-63104-2
A lire :
https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/170116/benoit-collombat-la-violence-politique-ete-mise-sous-le-tapis-de-la-cinquieme-republique