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Billet de blog 3 mai 2013

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C’est le titre de l’ouvrage de référence que Pierre Bourdieu publia en 1982. Le sous-titre en était L’économie des échanges linguistiques. Bourdieu y traitait, entre autres sujets, de la production et de la reproduction de la langue légitime, du langage et de son pouvoir symbolique, donc plus généralement de l’analyse du discours. L’analyse du discours est une discipline assez récente qui s’est répandue dans les années 1960 et qui s’est constituée de plusieurs courants. Cette diversité est due au fait qu’elle peut s’appuyer sur divers domaines, notamment la linguistique, la sociologie et la psychologie. Et dans l’analyse du discours figure la pragmatique, domaine de la linguistique qui étudie les liens qui se tissent entre locuteur et destinataire.

Les précurseurs historiques de la pragmatique sont quatre philosophes américains, spécialistes du langage. Deux d’entre eux du XIXème siècle, Charles Morris et William James, frère du romancier Henry James, les deux autres du XXème, Charles S. Peirce et John Dewey. Avec eux et à partir de la définition de Morris (pragmaticism is that part of semiotics which covers the relationships between signs and their users, la pragmatique est cette partie de la sémiotique qui traite du rapport entre les signes et les usagers des signes) le concept a évolué de pragmatism vers pragmaticism pour terminer en pragmatics, équivalent sémantique de la pragmatique. Mais ce sont deux autres philosophes du langage du XXème siècle qui ont fait évoluer ce domaine en introduisant une réflexion sur les actes de langage, grâce à deux ouvrages de référence : How to Do Things with Words, traduit par Quand dire c’est faire, du philosophe anglais, John Langshaw Austin et Speech Acts, Les actes de langage, du philosophe américain John Searle. Pour Austin et Searle les actes de langage de la vie quotidienne se divisent en actes locutoires – le simple fait de produire des signes vocaux selon le code interne d’une langue -, illocutoires – qui expliquent comment un acte locutoire doit être interprété dans le contexte de son énonciation – et perlocutoires – la perlocution consistant à produire des effets ou conséquences sur les interlocuteurs (rire, peur, chagrin). Les meilleures définitions synthétiques ont été données par deux pragmaticiens contemporains.

Le britannique George Yule, linguiste britannique qui a enseigné à l’université d’Edimbourg, de Louisiane et du Minnesota : Pragmatics is concerned with the study of meaning as communicated by a speaker (or a writer) and interpreted by a listener (or reader). Pragmatics is the study of how more gets communicated than is said. La pragmatique s’intéresse à la signification en tant qu’elle est communiquée par un locuteur (ou un rédacteur) et interprétée par un auditeur (ou lecteur). La pragmatique est l’analyse de ce qui est communiquée au-delà de ce qui est dit. François Récanati, philosophe du langage qui a enseigné notamment à Berkeley et Harvard, apporte cet éclairage supplémentaire : « La pragmatique s’intéresse à ce qui a lieu sur l’axe locuteur-auditeur, c’est-à-dire à l’échange de paroles comme activité intersubjective, comme pratique sociale ; elle étudie ce qu’on fait avec les mots, alors que la sémantique étudie ce qu’il signifient, ce dont on parle en les employant. » Aux fondements de la pragmatique, il convient d’ajouter le postulat initial de Bourdieu, la relation de dominant à dominé : « En fait l’utilisation du langage, c’est-à-dire aussi bien la matière que la manière du discours, dépend de la position sociale du locuteur qui commande l’accès qu’il peut avoir à la langue de l’institution, à la parole officielle, orthodoxe, légitime. » Cette analyse rejoint celle de Noam Chomsky, qui considère que la société, et de fait, les utilisateurs du langage est divisée en deux catégories : the specialized class et the bewildered herd, littéralement la classe spécialisée et le troupeau égaré.

Or dans le domaine de l’analyse du discours, les déclarations d’élus prennent une autre lumière pour peu qu’on les passe au crible de la pragmatique. Ces dernières semaines, la vie politique française a fourni un certain nombre de déclarations hautement révélatrices, avec tous les ingrédients de la pragmatique et de la relation dominant-dominé. Dans l’ordre chronologique d’apparition sur la scène médiatique, nous avons, tout d’abord – à tout seigneur, peut-être conviendrait-il d’écrire saigneur pour rendre compte du peu de respect de l’électorat, tout honneur, mot tristement décalé – Jérôme Cahuzac, devant l’assemblée nationale : « Je n’ai pas, je n’ai jamais eu de compte en Suisse. » Il s’agit d’un acte perlocutoire, dont le but évident était de susciter, auprès de l’opinion publique, la réprobation du journalisme indépendant et de jeter l’opprobre sur Mediapart. Si l’on transpose cette affirmation du point de vue du destinataire,  il convient de gloser ainsi : d’une part les journalistes de Mediapart mentent, d’autre part le locuteur n’a aucun compte à rendre à l’assemblée nationale parce qu’il ne se sent pas concerné par la loi. On notera, en l’occurrence, qu’il s’agit, là, d’une application directe de ce que Bourdieu  nomme « le mystère de la magie performative. » En d’autres termes, « Status est magistratus, l’Etat c’est moi, ou ce qui revient au même, le monde est ma représentation. » Donc Jérôme Cahuzac considère d’une part qu’un journaliste qui fait son travail est un obstacle ; d’autre part que les électeurs, base de la démocratie et de la République, ne font pas partie de sa « représentation » du monde et c’est à lui-même qu’il s’adresse, reformulation, dans les deux cas, hautaine et méprisante de « circulez, il n’y a rien à voir ».

Quelque temps après, Nicolas Sarkozy termine son audition dans le bureau du juge Gentil, à Bordeaux, par cette apostrophe, sous forme de menace : « Je n’en resterai pas là ! ». Le prédécesseur de François Hollande n’ayant pas particulièrement brillé par l’utilisation d’un langage châtié, pendant son quinquennat, on pourrait être tenté de considérer qu’il aurait fait un effort, en l’occurrence. Ecartons également l’idée prémonitoire qui lui aurait fait, dans un rare moment de lucidité, envisager sa future condamnation. Mais à bien analyser cette phrase brève et abrupte, qui est un acte illocutoire typique, on voit clairement qu’au-delà du juge d’instruction il s’adresse à tous. Et le fond du message repose sur le lèse-majesté : cette situation lui semble totalement inconcevable, car, lui aussi, ne sent pas concerné par la loi, qui, comme dans l’exemple précédent, ne saurait viser que les autres. Nous sommes, là, dans le cadre des règles de conduite au sein d’un groupe définies par le défunt sociologue canadien, Ervin Goffman, selon deux cas de figures : obligations, establishing how he is morally constrained to conduct himself…expectations, establishing how others are morally bound to act in regard to him. Littéralement : les obligations, qui établissent comment il (l’individu au sein du groupe) est contraint moralement de se comporter…les attentes, qui établissent comment les autres doivent moralement agir vis à vis de lui. Force est de constater que dans le cas de Sarkozy, comme dans celui de Cahuzac, il n’y a pas d’obligations, il n’y a que des attentes.

François Hollande, face à son très aimable présumé contradicteur sur France 2, déclare : « Je ne suis plus maintenant un président socialiste. » Voilà un acte illocutoire que l’on peut qualifier de laborieux, puisque le locuteur fait, de toute évidence, des efforts désespérés pour s’adresser à un électorat de droite qui ne l’a pas élu, mais avec qui il exprime sa complicité. En 1981, c’était ici et maintenant, désormais c’est plus maintenant. Laurent Mauduit a fort bien décortiqué cette trahison dans le chapitre 11, La république des copains, de son excellent ouvrage L’étrange capitulation. Car, si nous glosons et schématisons cette phrase, elle signifie très clairement : maintenant que vous m’avez élu, j’entends faire ce que je veux et non pas ce que vous voulez. C’est, au-delà de l’expression d’un cynisme foudroyant, un affranchissement spectaculaire vis à vis de la démocratie et de la simple morale républicaine. Cahuzac et Sarkozy ne sentent pas concernés par la loi, pour Hollande c’est le suffrage universel qui le laisse indifférent. Ce malentendu profond  avait été analysé par Bourdieu, dans le même ouvrage pré-cité : « Le porte-parole doté du plein pouvoir de parler et d’agir au nom du groupe, et d’abord sur le groupe par la magie du mot d’ordre, est le substitut du groupe qui existe seulement par cette procuration. » Voilà bien le violent paradoxe de cet usage singulier fait ainsi de cette procuration, par laquelle celles et ceux qui l’ont donnée n’existent plus. Et ils n’existent plus au profit de liens qui n’ont aucune justification démocratique et aucune existence légale. On ne saurait terminer cette brève analyse sans évoquer un défunt rhinocéros.

On dit en anglais let sleeping dogs lie, dont l’équivalent sémantique est : ne réveillons pas le chat qui dort. Le chat, soit, mais le rhinocéros, non. Ainsi, le 3 mars 1989, Margaret Thatcher, alors premier ministre d’un gouvernement britannique ultra conservateur, vient d’apprendre qu’elle est grand-mère. Elle sort du 10 Downing Street, comme le montre la vidéo ci-dessous, et se précipite devant les caméras de la BBC et d’ITV pour lancer cette phrase aussi ridicule qu’inattendue : we have become a grandmother, of a grandson called Michael, nous sommes devenue grand-mère d’un petit-fils nommé Michael. Ridicule car elle utilise le we, nous de majesté, alors qu’elle n’est pas le souverain, - la presse écrite, à l’époque, a clairement indiqué que la dépositaire officielle de ce nous de majesté, la reine Elizabeth II, avait été fort contrariée par cet acte d’usurpation -, inattendue parce que l’analyse pragmatique de cette courte affirmation, ré-itérée le lendemain devant ses ministres sous une forme établie we are a grandmother, montre que Margaret Thatcher, en s’appropriant ce royal pronom personnel, s’est considérée comme le véritable souverain devant l’opinion publique. Il peut arriver que le chef d’un gouvernement utilise le we pour évoquer l’action collective du gouvernement, mais, en l’occurrence, il s’agissait d’un événement de la vie privée qui, d’une part, ne justifiait en aucun cas cette utilisation spécifique, d’autre part, apportait la preuve, s’il en était besoin, d’un ego surdimensionné. Cet écart nous ramène à Austin, qui, pour expliquer la légitimité d'un acte locutoire, prend l'exemple du baptême d'un vaisseau, I name this ship the Queen Elizabeth. Or si le locuteur qui envoie la bouteille se fracasser contre la coque n'est pas le souverain en titre, l'acte locutoire n'est pas validé. Ainsi donc le langage devient une forme de pouvoir, dont sont exclus les simples citoyens, conclusion vers laquelle tendait le linguiste britannique Norman Fairclough, dans son ouvrage de 1995, Critical Discourse Analysis : People are constructed as spectators of events rather than participating citizens, On imagine les gens comme des spectateurs d’évènements plutôt que comme des citoyens qui participent.

Austin, J.L. 1962, How to Do Things with Words, Oxford : OUP.

Bourdieu, P. 1982, Ce que parler veut dire, Paris : Fayard.

Fairclough. N. 1995, Critical Discourse Analysis, Londres : Longman.

Goffman, E. 1967, Interaction Ritual, Essays on Face-to-Face Behaviour, New York : Pantheon Books.

Récanati, F. 1981, Les énoncés performatifs, Paris : Editions de Minuit.

Searle, J. 1969, Speech Acts, Washington : CUP.

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