Cette chanson de 1966 est l'œuvre d'un des nombreux groupes météoritiques britanniques des années 1960, Herman's Hermits. Originaires de Manchester, les quatre membres du groupe ont survécu quelques années grâce à quelques hits, notamment aux Etats-Unis, puis ont basculé dans l'anonymat par la lente descente aux enfers des émissions de variété de série B. C'est injuste et cruel car le grand succès qui les a rendus célèbres, No Milk Today, est apparemment creux et vide, mais il faut aller au-delà des apparences.
A bien analyser les paroles que l'on peut savourer sur ce lien, on s'aperçoit rapidement que c'est le Royaume-Uni des années soixante qui est derrière ce succès populaire, celui du début des années Wilson, où le tissu social et industriel n'avait pas encore été bradé par la sinistre Margaret Thatcher. No Milk Today c'est la description d'une société qui vit, très mal en termes d'hégémonie, la fin de son empire, mais qui vit néanmoins heureuse et solidaire. C'est l'époque bénie où le lait était livré chaque matin devant la porte par un livreur en véhicule électrique. C'est le temps où existait encore une solide industrie automobile, enviée et admirée dans le monde entier. C'est aussi l'illustration de cette petite phrase de Harold MacMillan, dont le mandat de premier ministre prit fin en 1963 : "We never had it so good", littéralement, on n'a jamais été aussi bien.
En cette même année 1963, le gouvernement MacMillan fut précipité vers la sortie par le scandale John Profumo, ministre des affaires étrangères, qui avait une liaison avec une ravissante call-girl du nom de Christine Keeler, qui, pendant la même période, était la maîtresse du premier attaché de l'ambassade de l'ex-URSS à Londres, erreur fatale en période de guerre froide. C'est aussi le début de la dérive de la presse écrite britannique. Comme le remarque Roy Greenslade, dans son ouvrage Press Gang, (p. 184) le très sérieux hebdomadaire The Observer donnera à cette affaire une couverture médiatique plus importante que celle accordée aux missiles de Cuba ou à l'assassinat de John Kennedy.
C'est aussi la période d'évolution superbement décrite dans le chef d'œuvre de Michangelo Antonioni, Blow-up. La mini-jupe, contrairement à sa dimension, remplissait les rues et les regards. Le Sunday Times, qui n'était pas encore tombé dans les mains de Rupert Murdoch, était un hebdomadaire respecté, que l'on achetait 1 shilling 9 pence. La pinte de best bitter ne coûtait que 2s 6p dans les pubs qui n'étaient pas encore des vomissoirs collectifs pour supporters de football décérébrés et où flottait une agréable odeur de Benson&Hedges. La classe ouvrière vivait dans les terraced houses, ces petites maisons mitoyennes dont l'unique façade court d'un bout à l'autre de la rue. Les Beatles étaient bientôt plus célèbres que Jesus-Christ, selon le regretté John Lennon.
Ce sont toutes ces images et bien d'autres encore qui défilent à travers No Milk Today. Pas de lait aujourd'hui, c'est une perspective qui chagrinerait mes amis Tony, Fred et Labul, parce qu'elle engendrerait la pénurie de cancoillotte, qui, bien sûr, plongerait dans la douleur les vendeurs de papier peint. Enjoy yourself.