On savait de longue date que le tabloïde britannique The Daily Mail, sur lequel les Beatles avaient fort justement ironisé en 1966 dans l’excellente chanson Paperback Writer, est, tout comme le Sun, un concurrent sérieux pour les marchands de paillassons, mais n’a aucun rapport sérieux et décent avec le journalisme. Samedi 28 septembre ce quotidien, qui tire hélas à 1.990.000 exemplaires, est allé un peu plus loin que d’habitude dans l’insondable bassesse.
Dans un article intitulé The Man Who Hated Britain, traduisez l’homme qui détestait la Grande-Bretagne, le Daily Mail a présenté Ralph Miliband, défunt père de David Miliband, ex-ministre de Gordon Brown, et d’Ed, lui aussi ex-ministre du même gouvernement et actuel leader du Labour Party, de l’abjecte manière suivante : a Jewish marxist who hated Britain and its establishment, littéralement un marxiste juif (sic !) qui détestait la Grande-Bretagne et son ordre social.
Pour mémoire Ralph Miliband, qui a déjà fait l’objet d’un article sur ce blog, était un sociologue et philosophe belge, dont les parents avaient dû fuir la Pologne soumise aux nazis et à l’antisémitisme. Ralph Miliband dût, lui aussi, choisir l’exil en 1940 lorsque la Belgique fut envahie. Il s’installa au Royaume-Uni et s’engagea immédiatement dans la Royal Navy. Ses faits d’armes lui valurent non seulement la reconnaissance de son pays d’accueil mais aussi la nationalité britannique en 1946. Après la guerre il devint un penseur reconnu et enseigna à la London School of Economics, où il avait été étudiant. Il vouait une véritable vénération à sa terre d’accueil, où il prit le prénom de Ralph, puisque, cruelle ironie du sort, son prénom initial était Adolphe.
La classe politique a majoritairement réagi vivement et a exprimé sa solidarité avec Ed et David Miliband. Nick Clegg, le vice-premier ministre, a notamment déclaré : Politics should be about playing the ball, not the man, certainly not the man’s family, c’est-à-dire la politique devrait être concentrée sur les idées, pas sur les individus et encore moins sur leur famille. Michael Heseltine, lord désormais et qui mérite sans aucun doute un grand respect puisqu’il fut le seul conservateur non seulement à s’opposer à Thatcher mais aussi à précipiter sa chute, a accusé le Daily Mail d’avilir le débat politique.
Même John Moore, qui siège lui aussi à la chambre des Lords et qui fut ministre de Thatcher également a rendu hommage à Ralph Miliband, qui fut son professeur à la LSE : he was one of the most inspiring and objective teachers I had. Of course, we had different political opinions but he never treated me with anything less than complete courtesy and I had profound respect for his integrity, ce fut un des enseignants les plus stimulants et les plus objectifs que j’ai eus. Bien sûr, nous avions des opinions politiques différentes mais il ne m’a jamais traité autrement qu’avec une totale courtoisie et j’avais un profond respect pour son intégrité.
La classe politique a donc réagi majoritairement mais pas unanimement, puisque les responsables du parti conservateur ont surtout brillé par leur hypocrisie et leur lâcheté. Le ministre des affaires étrangères, William Hague s’est contenté d’une déclaration totalement aseptisée : it is understandable that the Labour leader has decided to defend his father, entendez, il est compréhensible que le chef des travaillistes ait décidé de défendre son père. Quant à ce qu’il reste du premier ministre, David Cameron, il a fait savoir qu’il n’avait pas lu l’article du Daily Mail…
Au-delà de l’évidente agression anti-travailliste et antisémite du Daily Mail, on peut rapprocher cette scandaleuse ruade d’une part de la décision d’Ed Miliband d’attaquer en justice Rupert Murdoch, ami du Mail, au sujet des écoutes téléphoniques pratiquées par les journalistes de son groupe, d’autre part de la prochaine réunion de la commission qui doit statuer sur la liberté de la presse.
Ceci étant dit, il semble évident de constater que Paul Dacre, actuel directeur de publication, connaît sans doute assez mal l’histoire du quotidien qu’il dirige, sinon il n’aurait pas pu s’aventurer à donner des leçons rétro-actives de patriotisme. En effet, à partir de 1923, le Daily Mail fut la propriété de Lord Rothermere, ami déclaré de Mussolini et d’Hitler, lequel Rothermere écrivit, en 1934, un éditorial intitulé Hurrah for the Blackshirts et tout à la gloire de Mosley, chef de file du BUF, British Union of Fascists.