
© Teri Pengilley
Tout le monde se souvient qu’en août 1974 Richard Nixon démissionna piteusement pour éviter la honte de l’impeachment (destitution). Cette secousse venait au terme de sa large implication dans la lamentable affaire du Watergate, à la suite d’une enquête particulièrement brillante et tenace menée par deux journalistes du Washington Post, Bob Woodward et Carl Bernstein. Ce dernier sort de sa retraite et de son silence aujourd’hui en publiant une lettre ouverte, que l’on peut lire dans le Guardian de ce jour, afin d’exprimer sa solidarité avec Alan Rusbridger, directeur de publication du Guardian, scandaleusement convoqué devant la chambre des communes à titre de « témoin », à la suite des publications des informations révélées par Edward Snowden. Voici la traduction de la lettre ouverte de Carl Bernstein :
Cher Alan,
Nous avons beaucoup de temps et de nombreuses occasions de débattre de questions qui sont relatives au rôle historique de Mr. Snowden, à son sort juridique, au caractère moral de ses initiatives, et à la portée des informations qu’il a choisies de révéler.
Mais ta convocation devant la chambre des communes me frappe comme étant quelque chose d’une finalité tout à fait différente et dangereusement pernicieuse, une tentative par les plus hautes autorités du Royaume-Uni de détourner le débat sur les choix politiques et la volonté de secret des gouvernements américain et britannique vers un débat sur la conduite de la presse, qui a été admirable et responsable dans le cas du Guardian, particulièrement dans la façon avec laquelle il a traité les informations fournies par Mr. Snowden.
En fait, d’une manière générale, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, la couverture médiatique des questions de sécurité proprement nationale depuis le seconde guerre mondiale, sans faire de tort aux démocraties ni donner à de véritables ennemis d’authentiques secrets, traduit une bien plus grande responsabilité que la sur-classification, l’hypocrisie et (parfois) le total mensonge par une kyrielle de gouvernements, de premiers ministres et de présidents, quand il s’agit des informations qui doivent être à juste titre divulguées et débattues dans une société libre. Surtout ces dernières années.
Tu es convoqué pour témoigner au moment même où à Londres et à Washington les gouvernements semblent enclins à ériger les barrières les plus importantes (pour servir leurs propres intérêts) que nous ayons vues depuis des décennies contre le journalisme d’investigation légitime, surtout quand il vise le secret d’état excessif.
On a du mal à voir comment les faits publiés par le Guardian, le Washington Post et le New York Times sur la foi des informations révélées par Mr. Snowden pourraient représenter des révélations imprudentes de secrets spécifiques de sécurité nationale à des terroristes ou à des ennemis des gouvernements ou, de la même manière, rendre possible l’identification d’agents infiltrés ou de contacts dont la vie serait ainsi mise en danger. Les informations en question ont été rédigées avec prudence par le Guardian et les autres publications, et retirées des données transmises par M. Snowden. Il ne fait aucun doute que les terroristes savaient déjà qu’ils faisaient l’objet d’une surveillance étroite et n’avaient pas besoin de Mr. Snowden ou du Guardian pour l’apprendre.
Il faut plutôt considérer que les informations publiées par le Guardian, comme celles du Washington Post et du New York Times, décrivent l’étendue et la portée de la collecte électronique d’informations dans laquelle nos gouvernements se sont engagés – la majeure partie de ces informations n’a guère surpris, étant donné le nombre précédemment accumulé grâce aux progrès technologiques, et bon nombre de ces informations étaient déjà connues et avaient déjà été relatées par des journalistes, qui, après en avoir parlé de façon officieuse avec des officiels à Washington et à Londres, étaient sûrs que leur identité ne serait pas divulguée.
De plus, le Guardian, tout comme le New York Times et le Washington Post, ont poussé les précautions jusqu’à consulter Downing Street, la Maison Blanche et les agences de sécurité avant de publier certaines informations afin de donner du temps aux différentes parties en présence pour qu’elles puissent s’exprimer, objecter de manière intelligente et être prises en considération.
Ce qui est nouveau et révélateur dans le traitement des informations, dont Mr. Snowden est la source, et de leur contenu, c’est la manière avec laquelle la surveillance officielle a été mise en place par des agences sans l’aval approprié — surtout aux Etats-Unis — des pouvoirs législatif et judiciaire qui sont responsables de telles démarches, d’autant que les possibilités techniques de la collecte d’informations sont devenues si envahissantes et étouffantes qu’elles peuvent saper les droits des citoyens si elles ne sont pas correctement encadrées. La « coopération » entre internet et les entreprises de télécommunications dans ce domaine doit faire partie des préoccupations majeures d’institutions législatives telles que les communes ou le congrès américain.
Comme nous l’avons appris à la suite des récentes révélations dont Mr. Snowden a été l’auteur, les agences de renseignements, particulièrement la NSA aux Etats-Unis, ont essayé avec un très grand zèle d’éviter et de contourner ce contrôle, et ont été délibérément peu coopératives et souvent déloyales envers les plus hautes autorités d’état qui sont censées contrôler leurs activités et prévenir tout abus.
C’est le sujet du débat public nécessaire et légitime qui se développe maintenant aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et ailleurs.
Plutôt que de prendre des journalistes dans ses filets pour les interroger et plutôt que d’essayer de les intimider, la chambre des communes serait bien inspirée de susciter le débat et de s’y joindre pour savoir comment utiliser les possibilités de collecte d’informations électronique d’une manière qui laisse peu ou pas de ressources aux terroristes et aux véritables ennemis, et qui utilise intelligemment toutes les possibilités techniques pour nous protéger, tout en s’assurant, en même temps, que tout est fait pour que ces possibilités ne soient pas perverties d’une manière qui annihilerait les droits des citoyens et la protection durablement légale de leur vie privée.
Il y a eu des tensions entre de tels objectifs dans nos démocraties, surtout eu égard au rôle de la presse. Mais comme nous l’avons appris aux Etats-Unis dans le cadre de notre expérience avec les affaires des dossiers du Pentagone et du Watergate, il est essentiel qu’aucune contrainte ou intimidation préalable de la part du gouvernement ne soit imposée à une presse vraiment libre ; sinon, avec un tel obscurantisme, nous encourageons le risque de voir nos élus et nos responsables officiels faire tomber nos démocraties sous la coupe du despotisme, de la démagogie et même de la criminalité.
Avec mes considérations les plus chaleureuses et avec mon admiration.
Carl Bernstein