C'est un reportage émouvant, déconcertant et totalement décalé que Rachel Cooke, grand reporter à la rédaction de l'hebdomadaire britannique The Observer, a réalisé pour l'édition du 30 novembre. Elle est allée à la rencontre de ces hommes et surtout de ces femmes qui font partie des 160.000 bédouins d'Israël. Ils vivent, dans le sud du pays, où ils représentent 25% de la population de cette zone, plus précisément dans le désert du Néguev, ce presque triangle isocèle inversé, coincé entre le Sinaï et la frontière jordanienne. Ce sont des bédouins. Ils ne sont pas palestiniens, ils sont citoyens israéliens, ils ont le droit de vote, ils paient des impôts, certains hommes ont servi dans l'armée israélienne, il y a même un élu à la Knesset, Talab Al-Sana, mais ils sont traités comme des parias sur leur propre terre.
Leurs tourments ont commencé en 1948, lors des affrontements préalables à la création d'Israël. Une très grande majorité a fui le Néguev, d'autres ont été expulsés vers l'Egypte et la Jordanie. Ceux qui avaient choisi de rester sur leur terre natale, celle de leurs ancêtres, ont commencé une vie itinérante pour fuir les chars de l'armée israélienne, pour finalement revenir dans le Néguev et y vivre une vie sédentaire mais chaotique. Sous l'impulsion de David Ben Gourion, dans les années 1950 ils furent déplacés vers le Siyag, au nord-est du Néguev et installés sur des terres infertiles, les noms de lieux furent effacés des cartes pour être remplacés par des noms hébreux. Le choix se situait clairement entre cette vie difficile ou l'acceptation de s'installer dans les nouvelles villes où ils seraient soignés et alphabétisés.
La tendance s'accentua dans les années 1960, notamment sous l'égide de Moshe Dayan, alors ministre de l'agriculture qui s'engagea à faire "disparaître le phénomène bédouin" pour le transformer "en prolétariat urbain". Il poussa même la provocation jusqu'à parler de "révolution" par laquelle il traçait l'avenir du bédouin : "His children will get used to a father who wears trousers, who does not carry a dagger and who does not pick out their nits in public. They will go to school, their hair combed." Littéralement : " Ses enfants s'habitueront à un père qui porte un pantalon, qui ne porte pas un poignard et qui ne cherche pas ses poux en public. Ils iront à l'école, leurs cheveux seront peignés." Dans les années 1970, un autre ministre de l'agriculture, un certain Ariel Sharon, déclara le Néguev zone verte et fit créer sept villes nouvelles, dans lesquelles les bédouins avaient pour obligation de s'installer.
Le refus de cette solution entraîna une sédentarisation avec des abris de fortune plus proches du bidonville que de l'habitation en dur et une destruction systématique de ces habitations. A Laqia, par exemple, village natal de l'unique élu bédouin de la Knesset, Talab Al-Sana donc, il n'y a ni égout ni ramassage des déchets. Ces dernières années, 59 fermes ont été créées, dans le Néguev, par les Israéliens, avec eau courante et électricité, isolant un peu plus la fragilité de vie des bédouins. Le taux de natalité affiche une moyenne de 7,6 enfants par femme [comme l'indique un témoin rencontrée par Rachel Cooke, "se refuser à son mari est interdit par la religion"] et le taux de mortalité infantile est de 15,5/1000, alors qu'il n'est que de 3/1000 dans le reste de la population. L'association Physicians for Human Rights, Médecins pour les droits de l'homme, s'est émue de leur sort, mais sans grand effet. Dans le Néguev, il a fallu attendre 1995 pour voir apparaître la première clinique, et il n'y en a que 11 aujourd'hui, mais souvent inaccessibles pour la plupart des bédouins. Mais la logique impitoyable des autorités israéliennes continue, et tout village et toute habitation non reconnus sont rasés. Depuis 2005, il est désormais possible de procéder à la destruction d'une maison sans que son propriétaire en soit informé.
La journaliste de l'Observer, Rachel Cooke, a séjourné dans le village de Al-Zarnouk. Elle y a rencontré Nuf, 28 ans, trois enfants de moins de 5 ans qu'elle élève seule. Elle est enseignante et vivait dans une maison de fortune construite il y a environ vingt ans. Un beau matin, l'armée israélienne est arrivée, pendant qu'elle était à l'école, et a rasé sa maison en moins de quarante minutes. Les voisins ont pu sauver quelques meubles, non sans difficulté. Des ruines elle a reconstitué deux pièces ouvertes au vent et protégées, de façon aléatoire, par de la tôle ondulée, sous laquelle la température est glaciale la nuit et torride dans la journée. Elle n'a ni eau courante, ni électricité, ni égout et l'abri est souvent squatté par divers animaux, dont des rats. Nuf est payée par l'Etat et apprend à ses élèves ce qu'est l'indépendance, mais n'est pas reconnue en tant que bédouin. La ville de Be'er Sheva n'est qu'à vingt kilomètres avec tous les aspects et les facilités d'une agglomération moderne. Un des anciens du village prend son sort avec fatalisme : "Nous sommes musulmans, alors nous prions. Il y a eu les Ottomans, les Britanniques, les Israéliens. Je ne sais pas qui seront les prochains, mais nous nous serons toujours là."