C’est avec cette maxime que Régis Debray a évoqué le destin de deux hommes qu’il a bien connus et même côtoyés pendant une longue période, Fidel Castro et Che Guevara. Ces souvenirs ont été égrenés pendant les deux heures d’un documentaire remarquable, réalisé par Yannick Kergoat et diffusé par Arte, le mercredi 18 mai (hélas à partir de 23h !…et hélas encore désormais apparemment indisponible sur Arte-Replay!) en deux épisodes distincts d’une heure respectivement intitulés Itinéraire d’un candide et République. Cette phrase inaugurale pose la question du mythe du héros romantique. Le Che est mort à 39 ans, en héros révolutionnaire dans le milieu très hostile de la sierra bolivienne de La Higuera. S’il avait vécu, aurait-il eu un destin similaire à celui de son vieux compañero ? Serait-il devenu une triste vieille baderne, prêt à rencontrer toutes les présumées célébrités de la planète et à faire des selfies avec tout le monde, sans réelle distinction, du pape jusqu’à Maradona en passant par Gina Lollobrigida ? Et serait-il passé du statut de révolutionnaire adulé à celui de misérable dictateur, pathétique et méprisé ? Fidel Castro est donc toujours là, « abîmé », le Che est « resté dans les cœurs », devenu une figure d’un romantisme exacerbé puis un objet de récupération commerciale. 39 ans, c’est à cet âge-là que Boris Vian et Gérard Philippe sont morts. Que seraient-ils aujourd’hui ? L’un membre du jury de The Voice, l’autre perdu dans des films de Lelouch ou des spots publicitaires pour une assurance vie? Le mythe romantique nous interdit de penser à de telles monstruosités. Mais qui aurait pu penser, en 1959, que le Castro de 2016 n’aurait plus rien de Fidel ?

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Le paradoxe de cette maxime introductive est que Régis Debray est toujours vivant, fort heureusement bien vivant, tout en ayant été partie intégrante de ce mythe romantique. Pour les plus jeunes, son passé révolutionnaire est sans doute inconnu ou méconnu. Ceux-là, et, bien évidemment les moins de vingt ans qui ne peuvent pas avoir connu cette époque, il faut savoir que Régis Debray, parti rejoindre son ami et compagnon, Ernesto Guevara, en Bolivie en 1967, y fut arrêté, sans doute torturé, très certainement passé à tabac par les hommes de main de la junte militaire au pouvoir, puis condamné à trente ans de prison. Il ne passera que quatre ans en prison (ce qui est déjà beaucoup) et sera libéré à la faveur d’un coup d’état et de l’arrivée au pouvoir d’un militaire considéré comme plus libéral, une chance, une véritable « fenêtre » pour Régis Debray, car quatre mois plus tard, le même libérateur sera assassiné. C’est tout cela que Debray a raconté dans la première partie Itinéraire d’un candide, sans fard et sans concessions avec lui-même. Car, comme il le dit lui-même avec beaucoup d’auto-dérision, rien ne pré-destinait ce fils de bourgeois du 16ème arrondissement (parents avocats de renom), élève du lycée Janson de Sailly, étudiant entré brillamment à l’ENS de la rue d’Ulm, et enfin agrégé de philosophie en 1965, à devenir un compagnon de route des révolutionnaires cubains. Cette année-là, membre de l’Union des Etudiants Communistes, il part pour Cuba et suit le Che en Bolivie. Tout a été dit sur cet épisode et, surtout colporté par l’extrême droite. Régis Debray répond par les faits, images à l’appui. La présence du Che en Bolivie était connue des services secrets américains bien avant l’arrestation de Debray, et, donc, l’idée d’une trahison et d’un accord avec la CIA est aussi ridicule qu’abjecte.
La force et le charme de cette première partie ravivent les souvenirs, romantiques toujours, de toutes celles et tous ceux qui ont eu vingt ans en 1968 et qui ont suivi l’histoire immédiate qu’inspiraient tous les personnages célèbres et historiques rencontrés, de Castro à Guevara, en passant par Salvador Allende, Patrice Lumumba ou bien encore Mehdi Ben Barka, opposant marocain enlevé et assassiné sur le sol français par les services secrets de « sa majesté le roi » en octobre 1965. Mais ce qui est le plus saisissant dans cette première partie, c’est la présence de très nombreuses femmes, révolutionnaires bien sûr, très belles, extrêmement courageuses, dont beaucoup ont payé de leur vie cet engagement inébranlable. D’autres ont survécu, malgré les terribles épreuves, avec un courage tout aussi phénoménal. Parmi elles Elisabeth Burgos, qui fut la compagne de Régis Debray et qui est la mère de leur fille, l’écrivaine Laurence Debray. Cette « première vie », en quelque sorte, Régis Debray dit qu’elle est sous le signe des trois M, Chris Marker, le réalisateur, François Maspero, le très regretté éditeur engagé et exemplaire, et Edgar Morin, le sociologue que l’on ne présente plus, de vingt ans son aîné et vieux camarade de route et de combat. Les 3 M, Régis Debray le dit et le redit, lui ont tout appris et sa fidélité et sa reconnaissance seront éternelles. Mais il n’oublie pas ceux qu’il appelle « les passeurs », c’est-à-dire ceux qui ont transmis non seulement un savoir mais une manière d’être et de penser, Louis Althusser, Pierre Clostermann (compagnon de la libération), Jean-Paul Sartre, Salvador Allende, Pablo Neruda, Serge et Beate Klarsfeld, avec qui il va identifier, localiser et faire enlever le chef de la gestapo de Lyon, le responsable nazi Klaus Barbie. A cette liste s’ajoute ceux qui vont faire le lien avec sa « deuxième vie », Simone Signoret, Montand, Hubert Védrine notamment.
Car, à partir de 1981 et jusqu’en 1985, Régis Debray sera conseiller auprès du président de la République François Mitterrand. Il évoque cette seconde partie avec un grand détachement et beaucoup d’humour. Plus de femmes révolutionnaires dans cette nouvelle vie, mais des hommes de pouvoir, beaucoup d’hommes de pouvoir et de coulisses. Cette nouvelle aventure, au sens où l’entendait Hergé, va d’abord l’amuser puis le lasser. Sous les ors de la République on est loin, très loin des guerilleros cubains ou boliviens, et les moyens d’action sont singulièrement limités. Certes il organisera une rencontre entre Mitterrand et Castro, mais une relique de Castro pas le flamboyant révolutionnaire de 1959. Et donc Régis Debray va reprendre sa liberté et qu’il soit rassuré, la maxime introductive, malgré l’humilité et la simplicité déployées dans ce documentaire, ne le concerne pas. Il a toujours été et demeure, tout comme Albert Camus, « un passeur de l’idée démocratique », ceux dont la travail consiste à « sauver l’honneur du réel » selon l’expression de Jean-Luc Godard.
Régis Debray :
- 1977 : prix Femina avec La neige brûle, Grasset.
- 1996 : création des remarquables Cahiers de Médiologie
- 2005 : création de la revue Medium chez Gallimard.
- http://regisdebray.com/mediologie:medium
à tout hasard si Arte se ravisait… :
http://www.tv-replay.fr/18-05-16/regis-debray-itineraire-d-un-candide-1-2-arte-11605952.html
http://www.tv-replay.fr/18-05-16/regis-debray-itineraire-d-un-candide-2-2-arte-11606048.html