Avant-hier, chez Sotheby's France, a eu lieu, comme chacun le sait désormais, une vente aux enchères aussi insolite qu'impudique. En effet, les héritiers collatéraux (comme les dommages du même nom) d'une compagne de Jacques Brel qui était attachée de presse chez Philips ont mis en vente des manuscrits de chansons. Ainsi, le manuscrit présumé d'Amsterdam est parti pour 108.750 €, celui de Mathilde pour 72.750 € et enfin le texte de Ces Gens-là pour 60.750 €. Les acquéreurs ne pourront rien faire de ces reliques puisque la veuve de Brel et ses trois filles, qui n'ont été empêchées de participer à la vente, ont bloqué l'utilisation commerciale éventuelle de ces documents.
Qu'aurait donc pensé de cette agitation post-mortem l'abbé Brel, comme le surnommait Georges Brassens ? Il est légitime de s'interroger sur cette somme d'absurdités financières et cette indécence. Les acquéreurs sont donc venus, sans doute avec leurs petits chapeaux, avec leurs petites autos, avec leurs gros chéquiers, z'aimeraient bien avoir l'air de gens qui s'intéressent à la chanson française, mais z'ont pas l'air du tout ! Faut pas jouer les artistes et les intellos quand on est plein de sous ! Et que dire des vendeurs ? Là le mot révèle tout son caractère péjoratif. Vendre ! Transformer une chanson en monnaie sonnante et trébuchante, quelle insulte à la mémoire de l'auteur-compositeur.
A quoi rime ce déferlement ? Une chanson est d'abord la propriété de son auteur, éventuellement de sa famille, mais surtout de tous ceux qui l'ont aimée, fredonnée, chantée, apprise par cœur, parce qu'ils s'y sont reconnus, identifiés, épanouis. Il n'y a nul besoin d'argent pour cela. Pour garder un souvenir conforme, on peut se reporter à l'excellent biographie d'Olivier Todd. On peut aussi savourer cette merveille, Les Marquises, en l'occurrence superbement sous-titrée en anglais. L'imagination et la mémoire ne s'achètent pas.