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Billet de blog 14 novembre 2016

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Après le Royaume-Désuni, les États-Désunis

Le référendum britannique du 23 juin sur l’appartenance à l’UE avait révélé une fracture politique, sociale et générationnelle considérable qui avait mis le Royaume-Uni en lambeaux.Or ce qui s’est passé mardi 8 novembre 2016 aux États-Unis relève de la même faille.

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Le référendum britannique du 23 juin sur l’appartenance à l’UE avait révélé une fracture politique, sociale et générationnelle considérable qui avait mis le Royaume-Uni en lambeaux. Entre les villes et la campagne, entre les jeunes et les moins jeunes, entre les riches et les pauvres, il n’y a désormais plus rien de commun, d’autant que le passage au pouvoir de la sinistre Margaret Thatcher a anéanti l’esprit de solidarité né du Welfare State de l’immédiat après-guerre d’une part et a rendu les riches plus riches encore et les pauvres irrémédiablement plus pauvres d'autre part, lesquels ont acquis la conviction que les deux grands partis politiques les ont oubliés. Le Royaume de sa piteusement glorieuse majesté est totalement désuni et ne mérite plus son titre, puisque les Écossais et les Irlandais du Nord ont voté largement pour rester dans l’UE. Or ce qui s’est passé mardi 8 novembre 2016 aux États-Unis relève de la même faille.

Il y a désormais, de façon schématique et raccourcie, une Amérique nantie de la côte ouest et il y a une Amérique tout aussi nantie de la côte est, les deux étant organisées autour de grandes métropoles. Et puis il y a une Amérique pauvre, celle des grandes plaines, des grands centres industriels frappés de plein fouet par la crise économique et qui s’est sentie abandonnée, elle aussi, par les deux grands partis américains. Et le désarroi de ces Britanniques délaissés et de ces Américains oubliés a été exploité par des clowns tristes, cyniques et dangereux, Nigel Farage, Boris Johnson et Donald Trump. Et ce grand bond en arrière dans un Royaume digne du fond social des romans de Charles Dickens d’une part, et dans une Amérique qui rappelle fâcheusement celle des années 1930, décrite par John Steinbeck dans The Grapes of Wrath, (Les Raisins de la Colère), c’est l’histoire de deux nations à l’intérieur d’une même et seule nation. Cette situation renvoie à un ouvrage publié, en 1845, par Benjamin Disraeli, comte de Beaconsfield, qui fut par deux fois (février-décembre 1868, puis de 1874 à 1880) le premier ministre conservateur du RU, et intitulé, Sybil: or The Two Nations.

Illustration 1

L’intrigue en elle-même est une aimable bluette qui, d’un strict point de vue littéraire, avait fort peu de chances de passer à la postérité, d’autant que le style du (futur en 1845) premier ministre n’a rien de vraiment flamboyant. En revanche la peinture de l’arrière-plan social et politique de cette fin de dix-neuvième siècle, ainsi que le plaidoyer sous-jacent de Disraeli ont assuré la postérité de l’ouvrage auprès des historiens notamment. En effet, Sybil est la fille de Gerard, un des chefs des Chartists *, mouvement issu de la classe ouvrière et très actif entre 1837 et 1848 qui luttait pour que les pauvres aient le droit de voter et pour que la représentation géographique soit plus équitable au parlement. Donc la dite Sybil est amoureuse de Charles Egremont (lequel le lui rend bien) qui se trouve être le fils d’un très riche propriétaire terrien, Lord Marney. Situation politiquement et socialement antagoniste à laquelle Disraeli a donné sa profondeur historique, puisque les ancêtres de Lord Marney se sont mis avantageusement du côté des envahisseurs normands pour spolier les ancêtres de Sybil et leur dérober leur terres et leurs biens. Ce qu’a donc montré Disraeli c’est que le royaume, en cette fin du dix-neuvième, est gouverné par les riches pour les riches, essentiellement les propriétaires terriens et les patrons des industries naissantes. Au cours de ses deux mandats, Disraeli a mis fin aux exécutions publiques, lutté (mollement) contre la corruption et introduit la construction de logements et la protection sanitaire pour les plus défavorisés. Nul n’est parfait, mais Disraeli a fait de son mieux pour dénoncer les injustices sociales et tenter de les atténuer.

Sybil or The Two Nations a donc un caractère universel car les immenses disproportions entre riches et pauvres sont très loin d’avoir disparu deux siècles plus tard. De plus la construction du Royaume présumé uni s’est faite sur la base de la contrainte et de la violence, les Écossais et les Irlandais peuvent en témoigner. Elle se désagrège aujourd’hui comme un bégaiement de l’histoire, tout comme se désagrège l’ex- Nouveau Monde qui a forgé ses prétendues racines sur, entre autres choses, le massacre des Indiens, puis sur l’esclavagisme, des choix qui ont laissé des plaies profondes que l’on retrouve dans les clivages politiques contemporains. A Tale of Two Nations, de part et d’autre de l’Atlantique, ce n’est ni un conte ni une histoire, c’est une réalité.

* Les Chartists avaient six revendications : 1) le droit de vote pour tous les hommes, 2) des élections législatives annuelles (au lieu de tous les 7 ans), 3) la rétribution des élus, pour permettre aux pauvres d’accéder aux fonctions électives monopolisées par les riches, 4) le vote secret, 5) l’abolition du droit à la candidature à l’élection au parlement fondée sur la propriété, 6) un découpage électoral conforme à la densité de population.

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