Jusqu'à une période récente, dans le langage parlé, la préposition voilà demeurait cantonnée dans un usage traditionnel, conforme à son sens initial. Son origine est fondée sur la collocation de l'impératif du verbe voir, vois, et de l'adverbe de lieu, là, dont le but est, de la part du locuteur, d'attirer l'attention sur une personne ou un objet qui sont éloignés. Elle a essentiellement deux fonctions : une première qui est conclusive, c'est-à-dire qu'elle marque un résultat, prenons un exemple tout à fait neutre : Vous avez voulu voter Sarkozy, voilà ce qui arrive maintenant ; une seconde qui est présentative, en d'autres termes qui initie un développement, exemple toujours délibérément objectif : Le libéralisme forcené est au pouvoir, eh bien voilà, je vais vous montrer les conséquences. Or depuis quelque temps donc, non seulement la différence entre voici, qui marque la proximité, et voilà, symbole d'éloignement, est pratiquement gommée, mais une étrange mode confère à voilà un rôle absurde, aux antipodes de sa nature, et dénué de sens et le transforme en une sorte de signe de ponctuation.
Ainsi, une auteure dont le livre a été commenté dans le colonnes de MédiaPart, interrogée récemment, sur France-Culture, sur les raisons qui l'ont poussée à écrire ce livre, a répondu : " Mes motivations ? C'est …voilà." Fichtre ! Mais encore ? Une journaliste, célèbre il y a quelques années pour sa revue de presse sur France-Inter, commente sur Canal + le dernier album de son chanteur préféré, Jean-Louis Murat, de la même manière : "Le dernier Murat, c'est vraiment…voilà." Diable ! Sur la même chaîne, un footballeur qui a terminé sa carrière sur un lamentable coup de tête explique sa vie quotidienne ainsi : "Vivre à Madrid, c'est…voilà." Puis la garde des sceaux, toujours sur Canal +, invitée à commenter ses vacances très peu républicaines en compagnie du président de la République, l'été dernier aux Etats-Unis, s'est lancée, l'œil enamouré, dans un très concis : " Les vacances avec Nicolas Sarkozy, c'était…voilà." Allons bon ! Là, le jeu de mot est facile et bougrement tentant, mais évidemment, jusqu'à présent, c'était plutôt Voici.
Mais qu'ont donc en commun tous ces voilà. Voilà quoi d'abord ? Du boudin ? Les flics ? La cavalerie ? Les fédérés ? Nous sommes très, très loin de la fonction conclusive ou de la fonction présentative. Sans doute s'agit-il, au mieux, d'une fonction conclusive avortée, car ce voilà, d'un strict point de vue linguistique, aurait une valeur anaphorique, c'est-à-dire qu'il renverrait à ce qui a déjà été exprimé au préalable. Mais le problème avec tous ces exemples, c'est que voilà ne renvoie à rien qui aurait été exprimé clairement auparavant. Nous sommes dans une espèce de dialogue intérieur, qui, en l'occurrence, est un obstacle fondamental à la communication, puisque le locuteur nous en exclut de fait. C'est ce que Stephen Levinson, professeur de linguistique à l'université de Nimègue puis à Cambridge, appelle, dans son ouvrage intitulé Pragmatics consacré aux liens qui s'instaurent entre émetteurs de signes linguistiques et destinataires, des non-addressed participants, des participants à qui on ne s'adresse pas. Voilà qui est inquiétant !