Jean-Louis Legalery (avatar)

Jean-Louis Legalery

professeur agrégé et docteur en anglais retraité.

Abonné·e de Mediapart

552 Billets

20 Éditions

Billet de blog 17 janvier 2016

Jean-Louis Legalery (avatar)

Jean-Louis Legalery

professeur agrégé et docteur en anglais retraité.

Abonné·e de Mediapart

Les ambassadeurs du jazz pendant la guerre froide

Le jazz fait partie de la vie quotidienne des mélomanes désormais. Instrument d'émancipation pour la communauté noire américaine, il fut l'objet d'un épisode qui est moins connu, celui de l'utilisation des grands noms du jazz pendant la guerre froide pour promouvoir l'image d'une Amérique libre...

Jean-Louis Legalery (avatar)

Jean-Louis Legalery

professeur agrégé et docteur en anglais retraité.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans les années 1950 le jazz atteint son apogée aux États-Unis. Il s’est développé, intellectualisé et le jazz est incarné par de nombreuses personnalités, Duke Ellington, Louis Armstrong et Dizzie Gillespie notamment, qui n’avaient pas la moindre idée qu’ils allaient devenir des ambassadeurs de la paix pendant la durée de la guerre froide. C’est sur cette partie insolite et peu connue de l’histoire américaine que BBC Radio 4 s’est penchée à travers une série d’émissions qui montrent comment le département d’état a utilisé ces hommes, essentiellement, et ces femmes presque tous noirs américains — on ne disait pas encore à l’époque « africains-américains », collocation étrange qui semble montrer que, pour l’Amérique profonde, ils sont de nulle part, —  à quelques exceptions près, Dave Brubeck par exemple. Ils n’étaient, pour la plupart, pas vraiment conscients de la « tâche » ardue et ambiguë qui leur était ainsi confiée.

Puis les noirs américains se sont rapidement rendu compte du piège kafkaïen dans lequel ils étaient tombés, pour ensuite le détourner à leur profit. En effet en dehors des États-Unis ils devaient, à travers la pratique de leur art, promouvoir l’image d’une Amérique libérale et porteuse d’espoir, en pleine guerre froide, face au bloc des pays du pacte de Varsovie, alors qu’ils subissaient, dans leur pays de naissance, les affres d’une société raciste et ségrégationniste qui les mettait au ban. Mais ils ne tardèrent pas à profiter des évènements pour les retourner en leur faveur. La tournée de jazz faisait partie d’une initiative culturelle de paix. Les grands noms des clubs de jazz de New York — où néanmoins les artistes noirs avaient beaucoup de mal à se faire accepter — se produisaient en Europe de l’est pendant que des groupes lyriques de l’ex-URSS étaient invités sur la côte est des États-Unis. Le jazz était perçu comme l’emblème de la culture moderne contemporaine américaine. Mais, en dehors des frontières, ce sont les noms des interprètes célèbres qui attiraient les foules. La première tournée fut organisée en 1956, dura trois mois et la vedette en fut Dizzie Gillespie. Un des survivants du groupe, Charlie Percy, se souvient avec émotion qu’au cours de cette tournée qui commença en Iran, Pakistan, Syrie, Turquie et, surtout, Grèce et Yougoslavie où le Royaume-Uni avait été incapable d’appliquer la doctrine Truman, avant d’aller en Europe de l’est, les ovations debout étaient leur lot tous les soirs.

L’un des paradoxes de cette diplomatie par le jazz fut que ces artistes découvrirent, dans les pays sous le joug totalitaire qu’ils traversaient, une misère indescriptible et montrèrent une solidarité que les officiels américains n’avaient pas anticipé, solidarité qui semblait naturelle à ces artistes noirs qui vivaient, quant à eux, une véritable misère sociale aux États-Unis. Ainsi à Karachi, Dizzie Gillespie s’aperçut que les spectateurs appartenaient à la bourgeoisie aisée qui avait payé cher ses billets, et il refusa de jouer jusqu’à ce que les grilles furent ouvertes pour que les plus pauvres puissent entrer et écouter sa musique. I came here to play for all the people, not just for the elite, déclara-t-il, je suis venu ici pour jouer pour tout le monde, pas simplement pour l’élite. A Athènes, où les États-Unis soutenaient un gouvernement d’extrême droite et où les étudiants attaquaient régulièrement l’ambassade américaine, l’arrivée de Dizzie Gillespie eut un effet d’apaisement en raison de son immense popularité. Popularité due à la diffusion du jazz sur les ondes de The Voice of America qui, bien qu’instrument de propagande à destination de l’Europe de l’est, après la seconde guerre mondiale, fit découvrir le jazz à l’Europe toute entière, notamment grâce à une émission qui allait devenir célèbre, suivie et très écoutée, Jazz Hour.

On citait à l’époque Ambassador Satch, diminutif de Satchmo — le surnom de Louis Armstrong est le raccourci de satchel mouth, littéralement une bouche en forme de sac ou cartable, car Armstrong cachait dans sa bouche, semble-t-il, les pièces qu’il gagnait en jouant dans la rue et qui, ainsi, ne pouvaient lui être volées par des plus grands que lui. Ambassador Satch ! alors qu’il était méprisé chez lui, que dans le Mississippi il y avait des bars et des toilettes pour les coloured, que dans l’Alabama on refusait aux noirs l’accès aux transports publics, alors que les noirs américains ont attendu longtemps pour disposer des mêmes droits que les autres. Et même si un noir américain a été élu puis ré-élu à la Maison Blanche en 2008 et 2012, la société américaine n’a guère évolué puisqu’en 2015 plusieurs jeunes noirs américains sans arme ont été abattus par des policiers blancs impunis à ce jour. Une émission de BBC Radio 4 magnifique et triste en même temps, avec un fond musical exceptionnel.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.