S’il est avéré que le langage est révélateur de la pensée, le sinistre quinquennat qui s’achève – espérons-le définitivement – et la présente campagne électorale, qui touche aussi à sa fin, confirment largement cette constatation. Si l’on considère le langage utilisé par le sortant, d’une part sous l’angle de la rhétorique aristotélicienne classique, fondée sur cinq parties essentielles : l’invention, c’est-à-dire la recherche des idées et des arguments, la disposition, entendez le choix de l’organisation des arguments, l’élocution, en d’autres termes le choix du style et du rythme du discours, la mémoire et l’action, qui regroupe les intonations, les attitudes et les gestes ; d’autre part sous l’angle de la pragmatique, c’est-à-dire l’ensemble des liens de nature linguistique qui s’établissent entre le locuteur et le destinataire, force est de remarquer que l’actuel présumé président est à la fois une mine et une source d’interrogations pour les linguistes et les sociolinguistes.
A l’aune de l’analyse du discours selon les cinq points essentiels de la rhétorique, le constat est plus qu’accablant. La recherche des idées, le choix de l’argumentation, le style, les références et les rythmes intonatifs, tout concourt à un seul but: cliver sans relâche en utilisant très généreusement la première personne du singulier. Je devient une finalité, sans avoir jamais été un moyen, et met en exergue un individu qui serait au-dessus du lot, qu’est le peuple, une sorte de deus ex-machina auto-proclamé, un programme en quelque sorte, la négation du nous, emblème de la pluralité, de la représentation collective et de l’identité populaire au sens premier du terme. Partons d’un exemple concret : « Je suis le candidat du peuple ». Voilà une affirmation qui mérite d’être examinée selon la conception des actes de langage définis par l’un des pionniers de la pragmatique, J.L. Austin, pour qui les actes de langage se définissent en trois catégories, locutoires, illocutoires et perlocutoires.
L’acte locutoire consiste à produire des signes linguistiques, mais encore faut-il que l’acte du locuteur soit légitimé par la réalité. Dans son excellent ouvrage fondateur de la pragmatique How To Do Things with Words, John L. Austin donne un excellent exemple : I name this ship the Queen Elizabeth (1962 : p-5). Il est bien évident que si cette affirmation est énoncée par le souverain britannique, c’est un acte de langage accompli, alors que s’il s’agit d’un simple quidam qui lance une bouteille contre la coque d’un navire, ce locutoire-là n’a plus de valeur que « Je suis le candidat du peuple ». L’acte illocutoire, quant à lui, consiste à ajouter une valeur ou une force à un acte locutoire. Exemple : « J’irai chercher la croissance avec les dents ». Outre l’inquiétude légitime que l’on peut avoir pour la denture du locuteur cinq ans plus tard, cet acte de langage doit être validé par les faits, c’est ce que John Searle, autre éminent pragmaticien, nommait les «conditions de réussite », qui, on le constate, n’ont pas été réunies. Enfin l’acte perlocutoire a pour but de produire des effets, des conséquences sur le destinataire du message et engendrer la peur, le rire ou le chagrin. Ainsi « Je vais vous débarrasser de cette racaille » appartient indubitablement à cette troisième catégorie, puisqu’il s'agissait, en l’occurrence, uniquement de produire un effet.
Il convient, néanmoins d’être très prudent avec les usages potentiels du nous. L’ex-premier ministre britannique, Margaret Thatcher, de si sinistre mémoire qu’elle n’a même plus la sienne, fit cette déclaration tout à fait étonnante en mars 1997, quelques semaines avant d’être chassée du pouvoir, devant le 10 Downing Street, alors que sa belle-fille venait d’accoucher: « We are a grandmother » (The Language of Politics, Adrian Beard, Routledge, 1998, p-45) réhabilitation inattendue du nous de majesté typiquement victorien dans la bouche d’une roturière, fille d’un épicier, mais qui, de toute évidence, se rêvait souveraine.
En 1967, lors d’un bref épisode d’escarmouche dans leur longue amitié, Georges Brassens et Jean Ferrat s’étaient empoignés, par chansons interposées, sur le nous et le je, le pluriel et le singulier. Brassens lança d’abord :
Le pluriel ne vaut rien à l'homme et sitôt qu'on
Est plus de quatre on est une bande de cons.
Bande à part, sacrebleu ! C'est ma règle et j'y tiens.
Dans les noms des partants on n'verra pas le mien.
Et Ferrat lui répondit :
En groupe en ligue en procession
Et puis tout seul à l'occasion
J'en ferai la preuve par quatre
S'il m'arrive Marie-Jésus
D'en avoir vraiment plein le cul
Je continuerai de me battre
On peut me dire sans rémission
Qu'en groupe en ligue en procession
On a l'intelligence bête
Je n'ai qu'une consolation
C'est qu'on peut être seul et con
Et que dans ce cas on le reste.