En lançant, jeudi 15 mai, au terme d'une journée de grève massive dans l'enseignement, l'idée d'une loi sur le service minimum dans l'éducation nationale, l'actuel président de la République n'a pas seulement fait étalage de son mépris profond pour le corps enseignant, il a également répondu, par une nouvelle provocation, aux attentes de toute une catégorie socioprofessionnelle, mais il a surtout dévoilé sa véritable conception de l'école. Une fois de plus, voilà un projet, à contre-courant des tendances sociales, qui ressemble à tout ce qu'il a dit, pendant la campagne présidentielle, dans un seul but : courtiser la frange la plus à droite, la plus réactionnaire et la plus conservatrice de son électorat.
Il faut constater que cela a bien fonctionné, puisqu'il a anéanti le Front National en chassant ouvertement sur ses terres et en lui donnant en pâture ce qu'elle préfère : haro sur l'étranger, haro sur le fonctionnaire. Au début de l'été, comme chacun s'en souvient, il y a eu le cadeau fiscal monumental accordé aux classes sociales les plus aisées, décision immédiatement suivie par une explication propagée dans les médias par son premier ministre, selon laquelle la dette publique est essentiellement due à une fonction publique qui coûte cher à la nation. Le syllogisme primaire est donc clair : la France est endettée parce qu'elle a trop de fonctionnaires. On se demande encore, un an après, comment de tels arguments ont pu être utilisés, et, pire encore, écoutés.
Aujourd'hui, en donnant à penser que l'école doit accueillir, coûte que coûte, tous les enfants les jours de grève, le candidat permanent qu'est Nicolas Sarkozy veut imposer l'idée, son idée, que l'école est d'abord une garderie, et rien d'autre, puisque, par ailleurs, 15.000 postes d'enseignants seront supprimés d'ici la prochaine rentrée. Ce qui est totalement contradictoire avec ses propos, puisque revaloriser l'école et le métier d'enseignant ne saurait passer par de telles suppressions massives. Il n'est pas inutile de rappeler ce qu'est l'école de la République. En juin 1881, Jules Ferry, ministre de l'instruction publique dont la tâche a été largement préparée par un des ses prédécesseurs, François Guizot, rend l'enseignement primaire gratuit, laïque – notons pour couper court à toute remarque sémantique de puriste que laïque est l'adjectif masculin singulier, alors que laïc désigne l'individu qui n'appartient pas au clergé - et obligatoire, après avoir créé l'enseignement public secondaire pour les filles en décembre 1880. Si la politique coloniale du même Jules Ferry n'est ni exemplaire ni louable, rappelons que c'est sous son égide que furent votées, entre juillet 1881 et juin 1884, les lois relatives à la liberté de réunion, à la liberté de la presse et à celle de créer des syndicats. La liberté de la presse est aussi en danger actuellement, comme l'a montré l'excellent article d'Edwy Plenel sur le projet de loi relatif aux sources des journalistes. Depuis Jules Ferry, l'école de la République a acquis deux fonctions majeures et que l'on aimerait indestructibles.
1- L'école garantit l'accès de tous au savoir :
Elle est le prolongement du triptyque de la République, liberté, égalité, fraternité. Avant Jules Ferry, seules les classes dominantes de la société accédaient à la connaissance, dispensée par des membres du clergé. Les paysans et les travailleurs étaient maintenus dans un état de dépendance intellectuelle et économique. La réduction actuelle des postes va engendrer, et engendre déjà, un retour au 19ème siècle, puisque, face au démantèlement de l'éducation nationale, seuls les plus riches pourront avoir recours à des organismes de formation privés, qui prospèrent depuis quelques années.
L'école, dans ce même processus d'accès à l'éducation, est garante de la laïcité, c'est-à-dire la séparation de la pratique collective dans le respect du savoir et de la République d'avec les choix religieux et philosophiques individuels. Dans ce domaine, on ne peut qu'être extrêmement inquiet par les propos qu'a tenus Nicolas Sarkozy, au cours de ses visites au Vatican et en Arabie Saoudite. La gauche et le parti socialiste n'ont guère été plus brillants sur la question. Lorsqu'ont surgi les premiers voiles, portés par de jeunes lycéennes dans l'enceinte de leur établissement, Lionel Jospin, ministre de l'éducation avait lamentablement dégagé en touche vers le Conseil Constitutionnel. Le président de l'époque, François Mitterrand, était resté muet, et son épouse Danièle avait soutenu les dites lycéennes. C'est dire que la Vème République unit les adversaires de la laïcité, mais ne renforce pas sa propre école.
2- L'école organise la transmission du savoir :
On peut considérer que la transmission des connaissances s'est effectuée jusqu'en 1968 sur un mode aristotélicien, c'est-à-dire de transmission du savoir du maître à ses disciples, en conformité avec ce que vécut Aristote lui-même disciple de Platon. On dit plutôt volontiers, aujourd'hui, que l'enseignant permet d'accéder à l'autonomie et à la connaissance et ne dispense plus, grâce à 1968 - que seuls des esprits creux voudraient liquider -, un savoir incontestable et incontesté. Transmettre, c'est permettre aux plus jeunes d'ouvrir des portes et de perpétuer les méthodes acquises, de les prolonger, de les diversifier. Encore faut-il que l'enseignant dispose de moyens spécifiques, qui ne peuvent s'acquérir que dans le cadre d'une formation pédagogique claire et précise, et de moyens matériels, qui ne peuvent se concevoir que dans le cadre de choix politiques budgétaires annoncés. Les références dans ce domaine ont varié.
Claude Lelièvre a judicieusement rappelé, dans un récent billet, le mal qu'avait fait, dans les années 1960, la propagation des idées farfelues d'Albert Neill, qui a écrit Summerhill, auquel il faut ajouter le tristement célèbre Ivan Illich et le nihiliste Paul Goodman, auteur d'un ouvrage révélateur par son titre Compulsory Miseducation, littéralement "l'inéducation obligatoire". Ces trois présumés penseurs, au lieu d'analyser les choix politiques, ont pris pour cible les enseignants, sport très à la mode, et sont devenus aussitôt des références, alors que des chercheurs sérieux comme Furet, Ozouf, Snyders et bien d'autres encore étaient oubliés. Enseigner, en 2008, n'est plus comparable à ce qu'était ce même métier en 1968 et avant. Quand beaucoup de lycéens et d'étudiants disposent de moyens technologiques avancés, tels que l'accès rapide à l'Internet, la formation doit être adaptée et ne peut se contenter de budgets en régression. Former des enseignants suppose également que soit reconnue en amont la valeur de la recherche scientifique, indispensable clé du progrès pédagogique. Non seulement ce n'est pas le cas, mais, en plus, la recherche est délaissée, déconsidérée.
Encore faut-il également que les enseignants bénéficient d'un minimum de considération. Le moins que l'on puisse dire est que l'on est très loin du compte. Claude Allègre a passé le plus clair de son temps, lorsqu'il était ministre de l'éducation nationale, à insulter, à rabaisser, à humilier le corps enseignant. Et l'actuel président voulait en faire un ministre, alors que, pendant la campagne électorale, il a répété qu'il voulait que "les élèves se lèvent à l'arrivée du professeur", suggestion dérisoire, dépassée et pré-1968 qui n'engendre pas nécessairement le respect et qui n'a rien à voir avec le contenu. Enseigner, c'est aussi, pour reprendre le titre d'un excellent rapport de l'UNESCO de 1972, Apprendre à être, publié aux éditions Fayard, rapport dont le malicieux Edgar Faure s'était attribué l'aura, alors qu'il n'était qu'un rapporteur, parmi tant d'autres. Apprendre à être, c'est faciliter l'insertion sociale et professionnelle, mais est-ce encore possible dans cette Vème République finissante ?
L'école n'est pas une garderie, mais un lieu où on célèbre, développe et prolonge le savoir. C'est un sanctuaire qui est le fondement de la société et de la République et où chacun reçoit éducation et formation, qu'il soit fils d'immigré italien, maghrébin, hongrois, ou de parents bretons catholiques, savoyards protestants ou basques libres-penseurs. De toute évidence, il serait souhaitable que quelqu'un, dans l'entourage de Nicolas Sarkozy, se dévoue pour lui expliquer que :
- d'une part, avant 1968, la société française d'essence catholique et furieusement conservatrice n'aurait jamais permis à un homme politique divorcé d'être candidat à l'élection présidentielle - on a en mémoire la campagne de dénigrements, de rumeurs et de calomnies infligée à Jacques Chaban-Delmas en 1974, divorcé et remarié, campagne orchestrée de l'intérieur de la défunte UNR -.
- d'autre part, que, s'il est devenu avocat, c'est grâce au cheminement scolaire suivi dans l'école de la République.
De toute façon, s'il n'y a aucun volontaire, le suffrage universel lui expliquera, et, peut-être, auparavant, la rue. Epilogue : Je m'étais promis en commençant à contribuer au Club, de ne pas intervenir, à travers mes billets et articles, dans les questions d'éducation, domaine dans lequel je travaille, afin de ne pas endosser une encombrante casquette de présumé spécialiste pontifiant. Je fais une entorse, aujourd'hui, que les membres du Club me le pardonnent, mais, bien que je n'aie plus vingt ans, il m'arrive d'exploser quand l'indignation est trop forte.