Ce n’est plus du tout un scoop que de constater que la trahison politique de François Hollande, dès le lendemain de son élection, ainsi que le reniement spectaculaire de son électorat et de ses engagements devant ce même électorat, ont propulsé le pays dans une situation tellement inédite qu’elle semble irréelle. Dans n’importe quelle autre démocratie occidentale, un chef de majorité qui, dès le lendemain de sa prise de fonction, aurait pris des décisions inverses à ses engagements électoraux, aurait été invité immédiatement, dans le meilleur des cas, à s’expliquer devant son propre parti, et, dans la pire des hypothèses, à quitter derechef le pouvoir. Mais pas en France ! Puisqu’il existe une tour d’ivoire dans laquelle un président élu peut s’enfermer et afficher le plus total mépris pour ceux qui l’ont porté au pouvoir, tout en considérant qu’il n’a plus aucun compte à rendre à son électorat. Cette tour d’ivoire virtuelle est la constitution de la Vème République du 4 octobre 1958 et son contenu donne beaucoup de satisfaction à François Hollande, comme il en a donné à François Mitterrand, bien que l’un et l’autre l’aient vigoureusement dénoncée lorsqu’ils étaient dans l’opposition.
1- Les aspects anti-démocratiques de la constitution du 4 octobre 1958 et les dérives annoncées du pouvoir personnel et du mépris de l’électorat :
Les articles 16, 17, 26 en sont la preuve, sans oublier le troisième alinéa de l’article 49. L’article 16 situe le président élu au-dessus de tout, citoyens et parlement :
Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacés d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier Ministre, des Présidents des assemblées ainsi que du Conseil Constitutionnel. Il en informe la nation par message. Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d’assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d’accomplir leur mission. Le Conseil Constitutionnel est consulté à leur sujet. Le parlement se réunit de plein droit. L’Assemblée Nationale ne peut être dissoute pendant l’exercice des pouvoirs exceptionnels.
Cet article n’a fort heureusement été mis en pratique qu’une seule fois, en 1962, mais sa rédaction est la négation du pouvoir démocratiquement partagé en toute transparence. L’article 17 consacre le monarque de droit divin :
Le Président de la République a le droit de faire grâce.
Au mépris de la justice et des décisions de justice donc ? Un seul homme décide, certes en son âme et conscience, et défait ce que la collégialité a construit.
L’article 26 a construit un mur entre les électeurs et les élus, qui, de fait, ne font plus partie du même monde et ne sont plus soumis à la même justice que les premiers nommés :
Aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l’occasion des opinions ou votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions. Aucun membre du Parlement ne peut, pendant la durée des sessions, être poursuivi ou arrêté en matière criminelle ou correctionnelle qu’avec l’autorisation de l’Assemblée dont il fait partie, sauf le cas de flagrant délit. Aucun membre du Parlement ne peut, hors session, être arrêté qu’avec l’autorisation du bureau de l’Assemblée dont il fait partie, sauf le cas de flagrant délit, de poursuites autorisées ou de condamnation définitive. La détention ou la poursuite d’un membre du Parlement est suspendue si l’Assemblée dont il fait partie le requiert.
La constitution du 4 octobre 1958 a donc donné corps pour les humains élus au 7ème commandement des animaux imaginé par George Orwell, en 1945, Animal Farm (p-23), et corrigé nuitamment : All animals are equal…but some are more equal than others, Tous les animaux sont égaux…mais certains sont plus égaux que d’autres.
Le troisième alinéa de l’article 49 est fort connu, puisqu’un usage intensif en a été fait par la droite et la gauche depuis le début de la Vème République :
Le Premier ministre peut, après délibération du Conseil des Ministres, engager la responsabilité du Gouvernement devant l’Assemblée Nationale sur le vote d’un texte.
Ainsi le parlement qui est l’émanation directe de l’électorat n’a aucune espèce d’importance et ses élus encore moins, puisqu’il leur est demandé d’obéir et d’enregistrer et non pas de débattre de façon contradictoire, puis de voter. Cependant il y avait initialement matière à espérer.
2- Les aspects démocratiques gommés avec le temps :
Lors de son célèbre discours de Bayeux, le 16 juin 1946, le général de Gaulle avait déclaré sans ambiguïté (alinéa 23) :
Du Parlement, composé de deux Chambres et exerçant le pouvoir législatif, il va de soi que le pouvoir exécutif ne saurait procéder, sous peine d’aboutir à cette confusion des pouvoirs dans laquelle le gouvernement ne serait bientôt plus rien qu’un assemblage de délégations. Sans doute aurait-il fallu, pendant la période transitoire où nous sommes, faire élire par l’Assemblée nationale constituante le président du gouvernement provisoire, puisque, sur la table rase, il n’y avait aucun autre procédé acceptable de désignation.
De toute évidence, le président Charles de Gaulle, confortablement installé dans la constitution de 1958 taillée sur mesure pour lui, a complètement oublié la noble promesse teintée de regret du général de Gaulle en 1946.
Nulle ambiguïté non plus dans le discours, préliminaire à l’instauration de la constitution, de Michel Debré devant le Conseil d’Etat, le 27 août 1958, (I, 3) :
Pas de régime conventionnel, pas de régime présidentiel : la voie devant nous est étroite, c’est celle du régime parlementaire.
Que reste-t-il de ces promesses cinquante-six ans plus tard ? Strictement rien. Pourtant certains articles de la dite constitution permettaient aussi de rêver. Ainsi en est-il du premier alinéa de l’article 34 :
La loi est votée par le Parlement.
Certes, mais sous les ordres du président et du premier ministre ! L’article 35 laisse songeur en ces temps où l’actuel président de la République, du Mali à l’Irak en passant par la Centre Afrique, se prend pour Tartarin de Tarascon, au mépris de la représentation nationale et de l’unité européenne :
La déclaration de guerre est autorisée par le Parlement.
Cette constitution conçue pour un homme qui ne pouvait être soupçonné de penchant dictatorial — lequel de ses successeurs a démissionné après avoir été désavoué par le suffrage universel, comme il l’a fait le 27 avril 1969 ? — est néanmoins non seulement dépassée, mais constitue, en outre, un réel danger pour la démocratie. Il est grand temps de s’en débarrasser, car elle protège un candidat élu démocratiquement et le transforme en un monarque inaccessible et omniscient. Et cette transformation se fait par la connivence entre pouvoir et media et par la délectation non dissimulée de certains journalistes qui peuvent approcher le monarque, ce qui engendre l’enivrante sensation d’être aussi dans le pouvoir et leur fait oublier la base même de leur métier, rechercher la vérité et relater les faits.
3- Le journalisme de cour et de connivence :
Dans un excellent ouvrage de 1994, intitulé Manufacturing Consent et co-écrit avec E. Herman, Noam Chomsky dénonce la fabrication du consensus et du consentement par le biais de la division artificielle de la société en deux classes sociales distinctes, the specialized class and the bewildered herd, littéralement la classe spécialisée et le troupeau égaré. Dans la première catégorie il place le pouvoir et les media, qui font acte de connivence avec le pouvoir, et, dans la seconde, les électeurs. Cette connivence ainsi construite par le bais de relations qui ne sont plus professionnelles, telles que les dîners en ville, les vacances partagées, ainsi que les aventures sentimentales et sexuelles, qui relèvent véritablement de la consanguinité en l’occurrence, est aux antipodes de ce que doit être l’indépendance. Cette faiblesse, mutuellement entretenue, conduit à la dépendance des journalistes en cour vis à vis de la cour, ce qu’a illustré un éditorial du journaliste indien éminemment respecté par ses pairs, Palugammi Sainath, dans The Times of India, en février 2001, intitulé Journalism or Just Stenography ?, titre qui parle de lui-même Du journalisme ou simplement de la sténo ?, dans lequel il déplorait que nombre de ses confrères ne prennent pas la peine de vérifier, d’enquêter et avalent tout cru ce que le pouvoir politique lui donne directement ou par attachés de presse et spin-doctors interposés et se métamorphosent donc en sténo-dactylos. Ils sont en cour, en frétillent mais ont perdu toute crédibilité, puisqu’ils ne sont plus que des porte-voix, des petits télégraphistes qui déshonorent le métier de journaliste. La cour française regorge de ces courtisans.
Les noms de deux d’entre eux ont été hués, le 10 mai 1981 à la Bastille, pour leur servilité à l’égard du pourvoir giscardien, et, après avoir prolongé leur obséquiosité pendant les mandats présidentiels suivants, trente-trois plus tard, ils sont toujours là, frétillant de nouveau en tentant de formater l’opinion sur la nécessité du retour de leur délinquant préféré. Ils sont partout, de Canal+ à RTL en passant par le Nouvel Obs, Europe 1 et France-Inter. Quand Mediapart mettait à jour ses remarquables et salutaires enquêtes, les journalistes en cour, loin de prolonger ce noble travail en lui donnant écho, s’en prenaient à Mediapart et illustraient l’adage chinois selon lequel lorsque le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt. Coluche avait réalisé un très bon sketch dans lequel il dénonçait « les milieux autorisés qui s’autorisent à penser ». Le problème majeur est qu’aujourd’hui, ils veulent continuer à s’autoriser à penser mais ne veulent pas autoriser les électeurs à penser. Et alors qu’aujourd’hui un consensus large est en train de prendre forme pour en finir avec la Vème République, insupportable monarchie qui confisque le pouvoir au profit d’un petit nombre, eux, les journalistes en cour, qui ne veulent pas perdre leur petits privilèges de courtisans, développent un argument totalement fallacieux et agitent la peur, seul domaine dans lequel ils excellent, à savoir que l’avènement d’une VIème République serait indubitablement le retour à la IVème, au régime des partis et à l’instabilité. Or cet argument stupide et faux balaie, une fois encore, le droit de contrôle des électeurs, car ce qu’il convient de bâtir, c’est une démocratie directe et permanente dans laquelle les élus doivent non seulement rendre compte à leurs électeurs, mais respecter leurs engagements ou se démettre.
Post Scriptum : La Convention pour la 6ème République et Paul Alliès organisent deux rencontres-débats, sur le thème : Une 6ème République : Pourquoi ? Et comment y parvenir ?, le 26 septembre à Tournus à 18h30, salle 15 de l’ancien palais de justice, Place du Général de Gaulle, et le 27 septembre à 14h30 à Dijon, sur le thème : La 6ème République, un mythe ou une nécessité ?, Sciences-Po Dijon, 14 avenue Victor Hugo.
- La constitution française du 4 octobre 1958, La Documentation Française, février 1970.
- Animal Farm, George Orwell, 1945, Londres : Penguin Books.
- Manufacturing Consent, N. Chomsky & E. Herman, 1994, Londres : Vintage.