Un de très nombreux mérites de l’entretien que Jade Lindgaard a réalisé, pour Mediapart, le 14 mars, avec la journaliste canadienne britannique Naomi Klein, est d’avoir permis aux abonnés non seulement de découvrir une personnalité lucide et courageuse, mais aussi de les avoir incités à lire The Shock Doctrine. La lecture est édifiante et terrifiante. Edifiante, parce que l’ouvrage fourmille d’informations sur le fonctionnement du capitalisme du désastre, c’est le sous-titre de l’ouvrage ; terrifiante, parce que ce livre montre l’effarant cynisme des libéraux américains, inspirés par leur maître à penser, Milton Friedman.
Rappelons que Milton Friedman était un économiste américain considéré comme le pilier du libéralisme et le chantre de la révolution néolibérale. Son aura a commencé à se construire à la fin des années 1940 par la dénonciation d’une part du socialisme, d’autre part de la pensée de John Maynard Keynes. Puis il a montré son vrai visage en inspirant et en soutenant Barry Goldwater, candidat d’extrême droite à l’élection présidentielle américaine de 1964 ; puis le coup d’état d’Augusto Pinochet, en 1973 au Chili, qui a renversé le gouvernement démocratiquement élu de Salvador Allende, coup largement organisé en coulisses par Henry Kissinger, étonnamment récompensé la même année du Prix Nobel de la Paix ; ensuite Margaret Thatcher, au Royaume-Uni, en 1979 ; et enfin Ronald Reagan, aux Etats-Unis, en 1980. De drôles de lettres de noblesse qui donnent plutôt froid dans le dos qu’elles n’inspirent le respect. Et si Friedman est mort en 2006, à 94 ans, un an après le passage dévastateur de l’ouragan Katrina, il a eu le temps de délivrer des propos tout aussi violents que la tornade et largement prolongés par ses admirateurs.
Ainsi, dans l’introduction de son ouvrage, pp.4 à 7, Naomi Klein relate que Friedman, trois mois après le désastre, a délivré un éditorial dans le Wall Street Journal, dans lequel il a notamment écrit : "The children are now scattered all over the country. This is a tragedy. It is also an opportunity to radically reform the educational system." Ce qui signifie : "Les enfants sont éparpillés dans tout le pays. C’est une tragédie. C’est aussi une occasion pour reformer de façon radicale le système éducatif." Ces propos, dont est absente toute considération de solidarité et d'aide, ont libéré la parole de ses nombreux admirateurs et notamment celle de Richard Baker, élu de Louisiane à la Chambre des Représentants, démissionnaire depuis février 2008, qui a déclaré sans vergogne : "We finally cleaned up public housing in New Orleans. We couldn't do it, but God did." Donc : " Nous nous sommes finalement débarrassés des HLM de la Nouvelle Orléans. Nous n'avons pas pu le faire, mais Dieu l'a fait." Propos ahurissants prolongés par l'American Enterprise Institute, un groupe de réflexion typiquement friedmanien : "Katrina accomplished in a day…what Louisiana school reformers couldn't do after years of trying." On ne peut qu'être pétrifié par tant de cynisme et de désinvolture méprisante à l'égard des victimes : "Katrina a accompli en un jour…ce que les réformateurs des écoles de Louisiane n'ont pas pu faire après des années de tentative."
En 1969, un journaliste australien du Sydney Observer, Donald Horne, avait publié un livre hilarant, intitulé "God is an Englishman", Dieu est anglais, qui tournait en dérision la présumée toute puissance de l'empire britannique finissant. Mais là rien d'hilarant, non seulement il ne fait aucun doute pour Friedman et ses adeptes que Dieu existe, mais en plus il est américain et libéral, il n'aime ni les pauvres, ni les Noirs ni les enseignants, et Katrina est son alliée naturelle et providentielle. Naomi Klein ajoute qu'avant le passage de l'ouragan il y avait 123 écoles publiques à la Nouvelle Orléans, il n'y en a plus que 4. Le plus fort des syndicats d'enseignants comptait 4.700 membres, ils ont tous été licenciés. Aucune des HLM dévastées n'a été prise en charge par l'Etat Fédéral, ce sont des groupes privés qui reconstruisent. Selon le New York Times, la Nouvelle Orléans est devenue "le laboratoire de la nation pour le développement des écoles privées" ("the nation's laboratory for the widespread use of charter schools").
Après le passage de Katrina l'administration Bush est restée inerte, ce qui a engendré, une nouvelle fois, beaucoup de questions sur la compétence, la compassion et la solidarité du président pour les habitants de Louisiane. Après la publication du livre de Naomi Klein, il ne fait guère plus de doute qu'à l'incompétence de cette équipe s'est mêlée une volonté idéologique inspirée des idées de Milton Friedman.