REFLEXIONS SYNDICALES ET CITOYENNES SUR UNE BATAILLE PERDUE …
Ne pas changer le plomb en or…
Pas de trêve estivale pour ceux qui, à l’Elysée et dans les ministères, ont fait le choix de gouverner contre le peuple et d’appliquer jusqu’au bout un programme de démantèlement des acquis sociaux pourtant rejeté par la majorité de tous ceux qui vivent de leur travail dans ce pays. Le 30 juillet, le Journal officiel a publié les décrets actant la disparition progressive des régimes spéciaux de retraite à compter du 1er septembre. D’autres décrets ont été publiés. Un processus est ainsi enclenché qui se voudrait irréversible, et qui remet en cause des décennies de lutte de classes pour arracher des droits garantissant à tous un minimum de justice sociale et de dignité de la naissance à la vieillesse. Système de retraite par répartition, mais aussi hôpital public, école républicaine, protection sociale collective… autant de conquêtes qui sont notre bien commun et dont la défense est en permanence au cœur de l’action syndicale. Des conquêtes remises en cause depuis des décennies par le patronat et la finance pour abaisser le coût du travail. Certes elles ont un « coût », mais – soit dit en passant – elles n’ont jamais empêché le capitalisme d’accumuler de plus en plus de profits au bénéfice d’une minorité !
En cette fin d’été, la « mère des réformes » se met donc progressivement en place, l’âge légal de départ à la retraite est désormais fixé à 64 ans, la durée minimale de cotisations pour espérer une retraite à taux plein est de 43 ans… La « mère des batailles », celle qui a été menée pendant les 6 premiers mois de 2023 contre ces deux mesures principales du projet de Macron et consorts, a abouti à un échec. Une défaite est une défaite, même si c’est douloureux à dire. Quatorze journées d’action mobilisant des millions de personnes dans tous les coins et recoins du pays se terminent sur ce constat indiscutable et accablant : « L’Intersyndicale et les manifestants n’ont pas réussi à faire reculer le gouvernement sur le passage de l’âge de la retraite à 64 ans… » reconnaît le communiqué intersyndical du 15 juin 2023 mettant fin aux manifestations, et ajoutant aussitôt : « mais nous ne tournons pas la page… ».
On aurait envie de prendre l’Intersyndicale au mot : non, ne tournons pas la page, et pour commencer, réfléchissons collectivement à ce qui s’est passé, essayons de comprendre pourquoi la plus forte mobilisation depuis trente ans n’a pu empêcher cette forfaiture à laquelle s’est livrée le gouvernement minoritaire Macron/Borne. Il y aurait quelque chose de pathétique de de constater amèrement, comme le fait le communiqué intersyndical du 15 juin ,« que l’unité des organisations professionnelles et de jeunesse sur des revendications communes permettait de construire le rapport de force… » si aucune réflexion lucide ne s’ouvrait dans les organisations sur l’ échec qui a suivi ! Alors oui, camarades dirigeants de l’Intersyndicale, le rapport de force était là ; pourquoi n’a-t-il pas suffi ? Qu’est-ce qui a manqué ? Les « temps forts » à répétition devant les préfectures et les sous-préfectures étaient-ils la seule méthode possible ? Qu’avez-vous à répondre aux centaines de milliers de salariés qui ont suivi vos consignes pendant des mois ?
« Ni rire, ni pleurer, mais comprendre », écrivait le philosophe Spinoza. Il est urgent que ce débat ait lieu à tous les échelons des instances syndicales…
On peut certes transformer cet échec en semi-victoire, en glosant sur l’unité syndicale exemplaire, ou même en se réjouissant d’une régénérescence du syndicalisme qui reste largement à démontrer ; on peut encore espérer que le « rapport de force » réel entre gouvernement et syndicats ait été modifié et pèsera dans les négociations à venir, ce qui, là aussi, reste largement à démontrer. On peut certes passer à autre chose et ranger les belles images de six mois de mobilisation « historique » dans l’armoire aux souvenirs, on peut appeler à de nouvelles mobilisations, continuer à mettre la sono à fond pour clamer « on lâche rien… !!! », mais le syndicalisme, s’il veut conserver sa force et sa crédibilité, ne peut échapper à cette question : la stratégie de 14 journées d’action égrenées semaine après semaine pendant six mois était-elle la bonne ? Ne pas s’interroger sur ce qui a été fait, sur ce qui aurait pu être fait autrement dans un rapport de force largement en faveur du monde du travail et de ses organisations, serait contribuer à répandre cette idée mortifère que la réforme des retraites de Macron s’impose désormais à des millions de salariés et qu’elle ne pourra être abrogée que par un changement politique …. en 2027, voire en 2032 !
« Bloquer le pays » ou bloquer le gouvernement ?
Il était clair dès l’annonce du projet de loi sur les retraites par le gouvernement que celui-ci était non seulement minoritaire à l’Assemblée Nationale mais que, surtout, il avait perdu la bataille de l’opinion en ralliant 70% de Français et 90% des salariés au refus de la retraite à 64 ans et de l’allongement de la durée de cotisation. Il était évident dès le début que Mme Borne et ses ministres étaient incapables de proférer autre chose que de pitoyables arguments financiers ou d’énormes mensonges (la retraite à 2000€ pour tous !!!). Il était clair dès le début que le gouvernement ne faisait qu’appliquer une feuille de route dictée par l’Union Européenne et le capital financier, que pour cela il était prêt à passer en force, au mépris de la volonté majoritaire,… et pour cela, faire de la politique…
Cet entêtement a eu pour premier résultat de sortir la CFDT de son rôle favori, celui de syndicat responsable toujours prêt à négocier, ne serait-ce que des miettes. Il en est résulté un front syndical du refus assez inédit et une unité de toutes les organisations sur les deux mots d’ordre centraux : non à la retraite à 64 ans, non aux 43 années de cotisation !
Mais si cette unité était une condition nécessaire à l’établissement d’un rapport de force face à un gouvernement « droit dans ses bottes », elle s’est avérée être très insuffisante pour passer à l’étape suivante : contraindre ce gouvernement à renoncer à son projet. Les semaines qui ont suivi en ont administré la preuve : il ne suffisait pas de s’adresser gentiment et poliment à Macron, en disant : voyez nos troupes mobilisées.
Les premières manifestations de janvier ont eu leur utilité, elles ont indiqué clairement, jusque dans les plus petites villes de province, que la France du travail, la jeunesse, les retraités ne voulaient pas de cette réforme. Mais dans le même temps, les grèves ne « prenaient » pas de façon suffisamment large pour mener à cette grève générale que nous étions nombreux à appeler de nos vœux. Le pays n’a pas été bloqué, l’économie ne s’est pas arrêtée. Ni les appels incantatoires aux « AG pour décider la grève », ni la mise sur pied de caisses de grève n'ont abouti à un résultat significatif sur le front des grèves. Il serait utile dans nos rangs de s’interroger, et d’analyser calmement les raisons profondes de cette difficulté à déclencher aujourd’hui une grève de masse ; tout comme il faudrait réfléchir à cette difficulté d’entraîner les lycéens, les étudiants ou les jeunes travailleurs aux côtés des salariés. L’inflation et la perte massive de pouvoir d’achat, le scepticisme par rapport à l’efficacité de la grève, l’absence de perspective claire de victoire… les réponses sont probablement multiples et complexes . Mais il y a eu cette réalité qui n’a pas échappé au pouvoir exécutif dès la fin de l’hiver, celle qui a fait dire à Macron avec son mépris habituel : « Qu’on n’aille pas m’expliquer que le pays est à l’arrêt. Ce n’est pas vrai. », indiquant par là qu’il irait jusqu’au bout et qu’il en faudrait plus pour le faire reculer.
Il en aurait effectivement fallu davantage pour le faire reculer. Et la stratégie de l’Intersyndicale dès lors pose question. Pourquoi avoir continué, au soir de chaque nouvelle manifestation, d’annoncer de nouvelles manifestations une semaine, voire deux semaines plus tard, dans les départements, sans jamais ouvrir la perspective d’une centralisation de toutes les oppositions , syndicales ET - oui ! - politiques, dans une seule et unique manifestation nationale là où les choses se décident : devant l’Elysée ou Matignon ? Initiative qui aurait signifié très concrètement la présence de 1 ou 2 millions de personnes sous les fenêtres de l’Exécutif, l’affirmation d’un rapport de force et la volonté de l’Intersyndicale d’engager un bras de fer avec le gouvernement jusqu’à ce qu’il cède. Initiative qui aurait eu de plus l’avantage de faire hésiter le pouvoir dans l’utilisation de la répression policière dont il est coutumier.
Mais l’Intersyndicale a préféré une autre voie, elle s’est enfermée dans son calendrier « raisonnable » voulu par la CFDT, en refusant de « bloquer » le gouvernement. Et elle l’a laissé faire ce qu’il sait faire le mieux : de la politique autoritaire, n’écoutant personne, utilisant tout l’arsenal constitutionnel à sa disposition, tout en s’assurant la complicité des médias, et ce jusqu’à l’épuisement du plus puissant mouvement revendicatif depuis une trentaine d’années. Epuisement acté par le communiqué intersyndical du 15 juin 2023 déjà cité. Avec, en prime, cette perle : dans l’attente une lointaine et fumeuse « manifestation européenne » ( dont on voit mal en quoi elle peut être un outil contre la réforme de retraites en France !), l’Intersyndicale appelle, fin juin et sans rire, « partout les salarié-e-s, avec leurs organisations syndicales à revendiquer, à négocier, et se mobiliser pour gagner les augmentations de salaire. ». Ben voyons…
Indépendance ? Par rapport à qui ? Par rapport à quoi ?
Les syndicalistes que nous sommes sont aussi des citoyens, ils ont des convictions et parfois des engagements dans des organisations politiques très diverses. A juste titre, le syndicalisme doit se prémunir contre toute introduction de débats politiques en son sein, et axer son action exclusivement sur la détermination et la défense des revendications de ses mandants. Mais cela ne saurait signifier une indifférence aux conditions politiques dans lesquelles il intervient.
L’environnement socio-politique n’est pas étranger à la recherche d’un rapport de force et à la recherche d’alliés dans un combat majeur comme celui contre la reforme des retraites. Il n’est pas besoin d’avoir fait Sciences Po pour comprendre que Macron est peut-être le plus « bonapartiste » des présidents de la 5ème République, et qu’il a largement fait la preuve de sa capacité d’user et d’abuser du 49/3 et de toutes les ficelles que lui donnent la Constitution pour faire adopter sans vote toute sa réforme. Et que donc, face à lui et à la crise démocratique et sociale que génère ce mode de gouvernement, le syndicalisme ne peut se contenter d’une vision étroite de sa place et de son rôle dans la vie sociale.
Et pourtant … tout s’est passé ces derniers mois comme si une cloison étanche était dressée entre organisations syndicales et politiques, même quand ces dernières affirmaient leur soutien aux revendications et participaient aux manifestations. D’un côté les députés de l’opposition de gauche au Parlement (on peut être d’accord ou non avec leurs interventions, il aurait fallu un cadre pour en discuter !), de l’autre, les responsables syndicaux en tête de manif, mais entre eux : aucune concertation, rien sinon la méfiance. L’Intersyndicale a voulu préserver jalousement son « indépendance » dans la gestion du mouvement ; ce qui n’a pas empêché certains responsables de l’Intersyndicale de distiller quelques illusions très politiques sur le Conseil Constitutionnel ou sur le projet de loi LIOT…
Posons donc la question : n’aurait-il pas été nécessaire de constituer un cadre commun, une sorte de Comité national de défenses des retraites dans lequel auraient échangé entre eux pour l’action commune les syndicats et les organisations politiques partageant le même objectif : le retrait de la réforme Macron, chacun conservant ses prérogatives et ses formes de mobilisation ? N’aurait-il pas été utile de décliner un tel cadre d’échange et d’action au niveau des départements ? N’aurait-on pas ainsi donné une impulsion importante au mouvement engagé, et donné confiance à tous pour imposer une défaite majeure au gouvernement ? Ne se serait-on pas alors approché du TOUS ENSEMBLE tant scandé dans les manifestations ?
J’entends d’ici de bons camarades hurler à l’ « Indépendance » du syndicat contre toute ingérence politique. J’en vois d’autres brandir le totem de la Charte d’Amiens. Mais où est l’ingérence quand il s’agit de lutter ensemble sur un objectif partagé ? Et faut-il rappeler que la Charte d’Amiens, rédigée en 1906, ne se limite pas à sa dernière phrase, mais qu’elle se situe aussi très clairement sur le terrain de la nécessaire unité ouvrière face au capitalisme. Elle dit :
« Dans l'œuvre revendicative quotidienne, le syndicat poursuit la coordination
des efforts ouvriers, l'accroissement du mieux-être des travailleurs par la
réalisation d'améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de
travail, l'augmentation des salaires, etc. Mais cette besogne n'est qu'un côté de
l'œuvre du syndicalisme : il prépare l'émancipation intégrale qui ne peut se
réaliser que par l'expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d'action
la grève générale… »
Vaste programme qui rend indispensables, aujourd’hui encore plus qu’hier, quelques « coordinations » entre le syndical et le politique !
A cette rentrée sociale 2023, dans laquelle se mêlent le goût amer d’une bataille perdue et l’urgence de reconstruire des mobilisations autour les questions du pouvoir d’achat, des services publics, de la Santé, de l’Ecole…, le syndicalisme ne peut se contenter d’incantations (« la lutte continue ! ») tout en refusant – au nom de l’urgence sociale du moment – de s’interroger sérieusement dans ses instances sur ce qui a manqué pour gagner sur les retraites, alors que le rapport de force était en apparence des plus favorables.
Ne pas le faire, serait une erreur. Les révoltes urbaines du début de l’été nous envoient un signal de désespérance sociale surgie des profondeurs de la société, fruit du creusement des inégalités et du sentiment que le monde n’a pas d’avenir. Certes, le syndicalisme n’est pas le seul à devoir s’interroger sur les voies et les moyens pour recréer de l’espérance, notamment pour les jeunes générations qui se détournent des formes traditionnelles de mobilisation. Mais il est aux premières loges pour accueillir les jeunes travailleurs qui deviennent de jeunes salariés entrant dans le monde du travail. A nous de lutter contre cette tentation qui fait dire à beaucoup, même parmi les moins jeunes : voter ne sert à rien, manifester ou faire grève ne servent à rien, à quoi bon ? A nous de rendre au syndicalisme son goût du combat pugnace et de la résistance collective face à l’injustice et à la misère. A nous de faire du syndicalisme un outil convaincant pour la victoire.
Lorient, le 28 août 2023