Le DSM et la CIM 10 rendent-ils sourd ?
Qu’est-ce qu’une science humaine sans sens ?
Une psychiatrie du soin et non du contrôle, puisque l’époque nécessite d’introduire cette distinction, se doit d’agir à au moins deux niveaux : celui de la souffrance superficielle, mais aussi celui de la souffrance profonde.
Les troubles de conduite sont principalement de nature relationnelle : par exemple, ce sont très souvent des appels au secours de la part des enfants qui vivent une situation qui génère en eux un malaise profond, soit une angoisse d’abandon d’où un agrippement à l’autre en obligeant celui-ci à penser sans cesse à lui, soit un sentiment de non reconnaissance qui menace son narcissisme, soit encore un appel à une autorité extérieure par rapport à une loi familiale arbitraire ou qui ne donne pas des repères fiables etc.. Et le symptôme trouble de conduite en lui-même rajoute un deuxième niveau de souffrance puisque le porteur de ce symptôme est rejeté et désigné par les autres et par lui-même comme mauvais ou malade.
Traiter le seul symptôme « trouble de conduite » peut donner l’apparence qu’on soigne le patient et son entourage, et c’est vrai que la souffrance générée par ce symptôme s’en trouve apaisée. Mais par rapport à la souffrance profonde à l’origine de ce symptôme, si on s’en tient à réduire le seul symptôme, c’est « comme si on donnait au patient un dernier coup de massue » pour qu’il se taise. Et alors on aggrave son état psychique, en le conduisant ainsi à se voir confirmé que la menace d’abandon est réelle, que l’appel au tiers est inutile. Donc, le risque majeur est une évolution vers une dépression grave source de nouveaux symptômes soit de type repli sur soi, soit de type déconnection de la réalité, soit encore d’aggravation des troubles de conduite, face à l’arbitraire toujours présent dans son quotidien, lesquels conduiront à de nouveaux « coups de massue ». Pour sortir de ce cercle infernal, ne devrait-on pas considérer que traiter la cause est important ? À condition de s’apercevoir que le symptôme est une conséquence d’un problème en amont.
Pourquoi des psy et chercheurs s’en tiennent-ils aux seuls symptômes ? Parce que leur référence est le DSM. Or le DSM est fondé sur la science statistique des symptômes, pour définir une classification des troubles mentaux. Cela lui donnerait une caution scientifique. Le problème qui n’est pas pris en compte, c’est que cette façon d’appréhender la réalité humaine, est purement superficielle. Et elle définit un homme moyen qui n’existe pas. Elle conduit souvent à des traitements moyens et superficiels parce qu’elle conduit à des diagnostics figés comme si la vie psychique n’était pas faite de mouvements. En outre, elle se passe de prendre en compte que la vie psychique est reliée à celle des autres.Comme si les expériences vécues, l’histoire individuelle et collective n’avait pas d’effet sur la personne. Le DSM, avait au départ une visée gestionnaire, et son usage pour les soins et même la recherche est une perversion. Il tend à faire croire que le traitement des symptômes serait suffisant et surtout que cette classification serait scientifique : une médecine qui ne relie pas les symptômes à leurs causes est au mieux pragmatique, mais certainement pas scientifique. Mais on pourrait objecter que la médecine basée sur les preuves est scientifique, et que l’éradication des symptômes est objectivable donc scientifique. Mais c’est se fonder sur une théorie d’un humain déconnecté du monde environnant et de sa vie psychique et dont les symptômes n’auraient aucune fonction utile. C’est une théorie qui considère un homme sans parole sur son histoire individuelle et collective. C’est un homme dépourvu de ce qui fait son humanité et réduit à sa seule composante biologique. Les auteurs du DSM ont voulu un projet « athéorique » : leur objet d’étude est donc un homme moyen, sans liens, atteint de symptômes sans causes non biologiques et sans sens, privé de parole singulière et de vie psychique. Un homme à l’état de nature et donc globalisable. Les cliniciens et les chercheurs qui perçoivent des enfants réels comme cela, ne font que mettre leurs symptômes sous contrôle. Et alors qu’en est-il du soin ?
Pour le saisir, il fait prendre en compte le rôle du symptôme. Le symptôme est bien souvent un moyen ou une modalité qu’a trouvé le patient pour survivre. Avant de « l’éradiquer », un inventaire sur ses avantages et ses inconvénients mérite l’attention. Prenons l’exemple de l’alcoolisme. Pour aller au plus simple, il est souvent un moyen de se sentir moins angoissé. Mais au fil du temps l’alcoolisme engendre des effets secondaires tels que le patient peut en arriver à souhaiter se débarrasser de ce symptôme. Une patiente qui disait avoir essayé les cures de dégout et la psychothérapie sans succès, a expliqué avoir été très contente de pouvoir enfin arrêter sa dépendance grâce au baclofène, médicament qui supprime l’envie de boire de l’alcool. Cependant, elle s’est aperçue qu’elle était alors angoissée. La nécessité de reprendre une psychothérapie s’est alors imposée à elle, c'est-à-dire la nécessité de tenter de transformer quelque chose en elle-même pour ne pas avoir recours à une autre drogue comme substitution à l’alcool. Ce cas montre que le traitement du symptôme peut permettre de franchir une étape pour aider le patient à comprendre que sa souffrance de fond doit aussi être traitée.
Autre situation : le ralentissement psychique de la dépression empêche le patient de s’engager vraiment dans le soin. Le médicament antidépresseur est alors précieux pour trouver l’énergie nécessaire pour un travail psychique sur soi-même, à condition de prendre les précautions pour prévenir le risque de suicide, car l’inhibition est aussi protectrice. Mais parfois la dépression est préférable à la décompensation psychotique ou maniaque.
Ou encore, lorsque l’angoisse est intense au point de gêner toute entrée en contact avec l’autre, la sédation relative médicamenteuse de cette angoisse va permettre d’accéder à un travail psychique relationnel.
Enfin, il convient de repérer les effets toxiques du DSM sur la société : la médiatisation de son vocabulaire a contaminé la façon de penser l’être humain aujourd’hui. De nouvelles identités relativement figées se constituent, que s’approprient des personnes en quête de dénomination de leurs difficultés psychiques. Au lieu de parler de façon dynamique des conflits internes dans lesquels elles se trouvent, de penser de façon « sensée » (de donner un sens à ce qui leur arrive), elles se figent dans une image comportementale : « je suis bipolaire », « je suis hyperactif », « je suis Asperger », « j’ai un TOC » « j’ai une dysphasie ». La séduction managériale de ce vocabulaire déresponsabilisant (« c’est mon cerveau ») a établi une hégémonie du gestionnaire qui ouvre la porte à la servitude volontaire : le sujet assujetti à ce langage et donc à cette pensée, accepte de prendre la place qui lui est assignée, avec le traitement médicamenteux qui lui correspond pour se conformer aux normes du DSM. Il est d’ailleurs moins question de maladie que de déviance et d’éducation. Et d’ailleurs, on assiste aussi à une sur-responsabilisation des parents concernant les conduites de leurs enfants. Cette perte de liberté aurait pour justificatif la préservation de la paix sociale (la sécurité) et surtout le bon fonctionnement de l’armée des prestataires des entreprises et des États pour les missions qui leur sont confiées dans le cadre de la guerre économique (cf. la fondation Fondamental). La psychiatrie comportementale est maintenant au service de la psychiatrie d’État et de ses agences, et de la psychiatrie d’entreprise qui gère ses « risques psycho-sociaux », c'est-à-dire ces troubles qui coûtent cher. Pour que l’armée marche au pas et soit « performante », elle a même fourni « l’expertise » nécessaire.
Jean-Louis Tourvieille, pédopsychiatre, le 12.6.2013