Le 8 mai, juste avant l’inauguration du Mémorial ACTe à la Guadeloupe, Michelle Guerci a publié un billet intitulé « Memorial ACTe, Code Noir : Enquête sur une Guadeloupe meurtrie et divisée ». Or ce billet me paraît donner une vision assez partielle et quelque peu déformée de la réalité.
Je précise que c’est là la position d’un chercheur (donc un empêcheur de penser en rond…), qui a passé plus de 40 ans de sa vie à étudier les sociétés antillaises, notamment celle de la Guadeloupe, dans leur genèse et leur devenir. Ayant participé à la fondation du Comité de vigilance sur les usages publics de l’histoire (CVUH), je ne peux que souscrire aux vues de Noiriel et Offenstadt sur la responsabilité sociale de l’historien, et son impossible neutralité. Si j’ai choisi comme objet de recherche le racisme colonial (qu’on appelait aux îles le « préjugé de couleur »), et ses liens consubstantiels avec l’esclavage, c’est justement par engagement antiraciste. Mais mon combat anticolonialiste de citoyen ne m’empêche pas, bien au contraire, de défendre les acquis de la recherche, la fonction critique et les idéaux de la science face aux croyances, aux idées reçues et aux stéréotypes…
Un parti-pris de départ…
Nous serions en Guadeloupe, pour Michelle Guerci, au cœur d’une des « dernières colonies françaises ». Si la Guadeloupe porte de manière évidente la marque de son passé colonial dans sa structuration sociale inégalitaire qui coïncide encore, statistiquement, avec une hiérarchie des couleurs (mais hélas la Guadeloupe n’est pas la seule à avoir cette triste caractéristique de privilèges hérités, hors de tous vestiges coloniaux…), elle ne peut plus être considérée comme une colonie : la sortie de la colonisation s’y est effectuée de manière originale par l’alignement sur le statut départemental, la loi de départementalisation ayant été portée en 1946 par les députés communistes Césaire et Bissol. Depuis plus de six décennies, les consultations électorales successives (le seul instrument fiable pour connaître l’état d’une opinion, dans son orientation majoritaire et la diversité de ses courants), consultations qui se sont régulièrement portées vers le gaullisme et la droite, puis sur le socialisme et la gauche ont confirmé l’attachement des populations à ce statut. On peut déplorer ces choix électoraux, mais les refuser serait un déni de démocratie, car ce serait accorder le bénéfice du pouvoir à une minorité. Ce qui n’a pas empêché l’Etat, il faut le reconnaître, lors de graves crises sociales comme celle de mai 1967, de retrouver ses réflexes répressif coloniaux… qui ne sont heureusement plus d’actualité depuis la montée en puissance des pouvoirs locaux à partir de 1982.
- « L’Etat qui commémore » serait le même que « celui qui a asservi »,
Ce serait là péché majeur... Il s’agit là d’une affirmation contestable, car il y a bien eu deux formes d’Etat, la monarchie esclavagiste et la République émancipatrice, et, entre la fin de l’une et l’établissement de l’autre, se sont produites deux révolutions. Et même si l’on assume la continuité entre ces deux formes, c’est tout à l’honneur d’un état que de reconnaître ses fautes passées : c’est là tout le sens de la loi Taubira (sans équivalent ailleurs dans le monde…).
L’affaire de la stèle aux premiers Français…
On peut considérer (c’est mon cas) qu’il ne s’agissait vraiment pas là d’une bonne idée, car c’était faire surgir une occasion de clivage dans la société guadeloupéenne. Mais en quoi cette stèle peut-elle être considérée comme participant à une apologie de crime contre l’humanité, à moins d’avoir une conception téléologique de l’histoire, et juger de la valeur symbolique d’un événement (en l’occurrence le débarquement en 1635 sur les rivages de la Guadeloupe de quelques aventuriers…) avant même que les faits ultérieurs, quels qu’ils puissent avoir été, ne soient advenus ? Mais on peut être rassuré : la dite stèle, une fois érigée, a été immédiatement mise à bas et jetée dans un immense brasier, dans une étrange odeur d’autodafé.
Vérité historique et de falsification de l’histoire.
Une bonne part du billet de Michelle Guerci tourne autour des notions de vérité historique et de falsification de l’histoire. Mais quelles sont les paroles d’acteurs qui nous sont rapportées ? On sent sourdre en elles une certaine opposition à la science… Quelle est la vérité que l’on attend ? Une vérité toute faite, que l’on s’est déjà donnée et que l’on n’entend pas remettre en cause ? Ne serait-ce pas plutôt de ce côté là que se situerait une falsification de l’histoire ? Ainsi l’accusation de « révisionnisme » stigmatisant une présentation de la traite qui mettrait trop l’accent sur la collaboration de certains royaumes africains à ce trafic est irrecevable, car les travaux des historiens ont amplement démontré l’existence d’une traite interne à l’Afrique qui a pendant des siècles alimenté le commerce transsaharien des esclaves, puis qui s’est retournée vers la côte à partir de l’arrivée des navires européens, ce qui a contribué à l’émergence de royaumes prédateurs, comme celui du Dahomay (ce qui n’exonère en rien l’Europe de sa pleine et entière participation à la traite, car cette « offre » s’est développée face à cette « demande »...). L’esclavage est une réalité africaine inscrite dans la longue durée, comme l’illustrent les exactions de Boko Haram, ses enlèvements et ses ventes de jeune filles, ou les récentes déclarations, dans une veine plus comique, de l’ancien président Abdoulaye Wade contre son successeur Macky Sall, le stigmatisant comme appartenant à une famille d’esclaves, ce dont ce dernier s’est vivement défendu ! S’agit-il donc de retrouver « son » histoire que l’on pourrait façonner à sa guise, ou bien, plus précisément, de se redonner une mémoire qui, pour le coup, peut être à bon droit revendiquée comme « sa » mémoire ? Mais le problème des mémoires est qu’elles sont multiples, souvent opposées les unes aux autres, aux Antilles comme ailleurs (et peut-être plus qu’ailleurs, avec l’extrême difficulté d’y construire un récit collectif partagé…). Aussi le défi de l’historien est-il de se garder des groupes de pression mémoriels, en maintenant l’exigence de vérité qui est au coeur de sa discipline : il s’agit là d’une quête peut-être inaccessible, mais, comme l’a dit Condorcet, « la vérité appartient à ceux qui la cherchent et non à ceux qui prétendent la détenir ». Et seule l’histoire, par la distance critique qu’elle entretient avec son objet, grâce aux débats contradictoires au sein de la discipline qui font justement avancer la connaissance par la confrontation raisonnée des points de vue (qui permet, par ajustements successifs, de rendre compte au mieux de la réalité du passé), peut créer les conditions d’un récit partagé.
Retour à l’affaire Jean-François Niort
Dans l’affaire Jean-François Niort, on voit un historien mis à l’index par des entrepreneurs de mémoire, arc-boutés sur une interprétation du Code Noir (celle du philosophe Sala-Molins) qui avait constitué à l’époque un jalon important dans la reconnaissance du crime (chaleureusement saluée, malgré quelques réserves, par Robert Badinter), mais incapables de comprendre la complexité de ce texte, qui n’enlève au demeurant rien à son caractère odieux. La position de l’historien Marcel Dorigny, dont on ne peut suspecter l’engagement anticolonialiste, au delà de son opposition sans doute un peu forcée de l’ « ignorant » et du « savant », que regrette Michelle Guerci, est en fait excellente lorsqu’il souligne l’absence de rapport entre la question de l’indépendance et l’interprétation du Code noir… Serait-ce réellement, comme elle l’affirme, « toutes les organisations de la société civile, dont la très puissante UGTG, dont on ne peut contester la légitimité populaire, à être vent debout contre ce livre » ? Etrange exposition des choses ! Là encore, on a l’impression d’une certaine sélection des acteurs de la scène guadeloupéenne, toujours choisis dans la même mouvance nationaliste… La Ligue des droits de l’homme de Guadeloupe, qui a défendu l’autonomie de l’historien dans sa recherche, ne ferait-elle pas partie de la société civile guadeloupéenne ? Les syndicats enseignants ? L’association des historiens ? Aucun relais n’est accordé à d’autres voix comme celle du philosophe Jacky Dahomay (pourtant contributeur régulier à Médiapart) qui, dans ses prises de position et les cycles de conférence qu’il organise, s’essaie sans relâche à ouvrir un libre espace de discussion à même de faire émerger une véritable société civile guadeloupéenne… Rien non plus sur la prise de position d’un autre courant indépendantiste, le KSG (Kolèktif pou Sové Gwadloup), qui s’est élevé contre toute censure : « aucune voix ne doit être réduite au silence… ».
Pétré-Grenouilleau, à nouveau…
L’ouvrage de Pétré-Grenouilleau s’invite à nouveau dans le débat… Cet ouvrage a-t-il été réellement contesté dans le monde universitaire, comme semble le dire Michelle Guerci ? Pas vraiment… Paru dans la prestigieuse collection de la Bibliothèque des histoires, il a fait l’objet de comptes rendus élogieux publiés dans les meilleures revues de la discipline. Mais c’est par contre un groupe de pression mémoriel issu des DOM qui avait assigné en 2005 son auteur en justice, déclenchant la réaction que l’on sait (Liberté pour l'histoire...) chez certains historiens (dont Elisabeth Badinter…).
L’enfermement dans une représentation doloriste du passé ne rend finalement pas hommage à la créativité des Antillais, qui ont su produire, dans les forges terribles de l’esclavage, par ces « germinations » et « bourgeonnements » évoqués par Patrick Chamoiseau, d’extraordinaires richesses culturelles…