En mars 2019, une vidéo de quelques personnes attablées dans un restaurant de Bali devient virale. La youtubeuse Yovana Mendoza Ayres, populaire pour ses recettes et conseils vegans se trouve prise en faute : ses mains dissimulent tant bien que mal une assiette de poisson. Les images ont été filmées et diffusées sur la chaîne de Paula Galindo, une influenceuse beauté de 24 ans, convive du même repas. Les révélations sur les tromperies sortent plus aisément des sphères de la Youtubie et attirent les regards de la presse traditionnelle. Elles surgissent lorsque l'auteur des vidéos s'avère moins intègre que prévu, lorsque l'apparente distance vis à vis des sollicitations commerciales ou des influences politiques est rompue. Lorsque les beaux conseils n'étaient que mensonges.
La foi en la sincérité des vidéastes ébranlée, leur autorité se trouve alors mise à l'épreuve. Le temps de la confession est venue. Ainsi notre mangeuse de poisson s'est elle adressée dans un long enregistrement en anglais à sa communauté ( la vidéo : THIS IS WHAT IS HAPPENING ). Elle nous explique que, oui, elle comptait prochainement annoncer à son public les sérieuses difficultés médicales qui l'ont contrainte à revoir le régime alimentaires qu'elle défendait. Oui, en contradiction totale avec les préceptes connus de ses fidèles, elle a également dû renoncer à la consommation des seuls aliments crus. Sa déclaration solennelle est enregistrée face caméra. Qu’elle soit en partie préparée, la confrontation à l'objectif confère un aspect de spontanéité aux mots employés. Ceux-ci réaffirment l'engagement de sincérité auprès de la communauté. Le procédé nous semble banal tant nous avons été habitués aux divers "confessionnaux" de la télé-réalité et à leurs prolongements dans certaines fictions en mal d'effets de réel. Et bien sûr à la généralisation du facecam sur les réseaux. Le dispositif de l'auto-critique est entièrement mis en scène par le protagoniste lui-même, il est auto-organisé par ses soins. Toutefois, le principe reste le même que pour toute confession : admettre que l'on est susceptible à tout moment d'aller trop loin, alors que seule la divinité peut s'arroger la démesure.
Dans le même temps, d'autres youtubeurs tentent de prendre le relai de l'autorité en dénonçant la démarche inaboutie du fautif, ou en identifiant l'existence de failles chez l'infaillible.
Ainsi, dans notre affaire, un autre auteur de chaîne végane, recompose par un emboîtement de scènes, la séquence de dénonciation, la vidéo de confession qui lui succède, et lui-même tirant de tout cela les enseignements destinés à sa propre communauté - comme on commenterait une représentation de la vie d'un saint, son exemplarité dans les situations de tentation.
Si certaines déviances en Youtubie suscitent tant de vigilance, c'est qu'elles apparaissent comme des ruptures du contrat de sincérité. D'ordinaire, la communauté souscrit aux chaînes dont le contenu apparaît comme spontané et supposé être plus vrai que les productions du dehors, moins artificiel, plus direct, etc. Par les jeux des commentaires, on veille à préserver l'auteur de tout écart. Une sorte de contrôle de sincérité met en garde celui qui par la démesure pervertirait l'innocence de départ.
En cela, les jeunes sont prédisposés à faire autorité, au détriment de ceux qui sont soumis au risque de ne pas apparaître comme assez spontanés, insuffisamment innocents parce que le processus de dépravation serait déjà enclenché chez eux. Cette tension entre l'instinctif de la jeunesse et les risques de corruption est un moteur essentiel. Le mensonge est toujours déjà-là. Ne commence-t-on pas son entrée sur les réseaux par de fausses déclarations sur son âge, pour pouvoir les rejoindre, pour participer, pour commenter ou simplement consommer des images réservées aux plus âgés ? Ne reproche-t-on pas au jeune de l’être toujours trop pour être honnête ? Les expériences de la jeunesse sont soupçonnées être à la merci de tout ce qui peut les vouer à l'erreur, aux émancipations précoces. Elles sont réputées soumises à la porosité des influences. Si les forces du mensonge semblent prendre le dessus sur l'innocence, de nouvelles vidéos concurrentes apparaissent alors pour démystifier l'impréparation, l’inconscience, l’insoumission aux bonnes règles. Et parfois, pour reprendre la main de l'autorité chez les plus âgés.
Le youtubeur se trouve donc contraint à sembler tout aussi frais qu'au premier post. Ses supports techniques et financiers sont plus nombreux avec le succès de son autorité, au risque de la professionnalisation. Mais ils n'ignorent rien du cycle de vie de la sincérité et sont susceptibles de se détourner pour puiser dans le panier des talents frais. Du reste, on a récemment vu des youtubeurs se mettre en scène avec des enfants qui adoptent leur apparence et miment leurs actes avec toute la spontanéité de leur jeune âge. Des mini moi qui remplissent une fonction de régénération et repoussent momentanément les assauts de soupçons. À l’auteur de se préparer à leur propre émancipation, lorsqu’ils entreront en scène comme des moi.
Jean- Luc Florin