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Billet de blog 20 juillet 2019

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La guerre des jeunes

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Pour promouvoir le Service National Universel ( SNU ), le gouvernement français aurait fait appel à la bonne humeur du dynamique et musclé Tibo InShape. Dans les vidéos de celui-ci, on ne décrypte pas comme chez ses collègues de Youtubie, on s'enthousiasme. On s'enthousiasme donc pour une quinzaine de jours dans la jungle de Guyane entre jeunes. Dans un lieu propice au tournage de film de guerre, on multiplie des images qui en rappellent d'autres vues à la télé mais cette fois en version YouTube-réalité. Les jeunes volontaires de seize ans se transforment en acteurs d'une armée en campement sous une voûte tropicale, soumis à l'inconfort des nuitées en hamac et à la menace des bêtes sauvages. Pas de pertes de proches, pas de sang versé mais on ne manque rien du contenu de la ration quotidienne. On lève des couleurs, on chante des Marseillaises mais sans fusils, ni lance-roquettes, ni mutilations. On aura compris qu'ici, c'est à peine l'armée et encore moins la guerre. On n'est pas dans un jeu type Call of duty, les ennemis n'existent même pas, on a surtout de nouveaux amis et de nouvelles amies, et si l'on doit vaincre une peur, c'est celle des araignées : le dépassement de soi est à l'ordre du jour d'une affaire finalement individuelle.
Avant d'être trois lettres qui sonnent comme un acronyme de cotisations sociales ou d'instance représentative, le SNU était voué à s'appeler "parcours citoyen" ( dénomination finalement employée pour l'éducation civique des collégiens ). Il s'inscrivait bien dans la logique des autres "parcours", concernant les emplois aidés ( parcours emplois compétences ) ou les études supérieures ( le fameux Parcoursup ).
Le parcours relève de la même illusion que nos connections numériques : nous pensons façonner une identité indépendante en postant nos images, en postant nos vidéos alors qu'elles circulent par paquets dans les mêmes tuyaux et sont stockées ensemble, leur traitement dépendant de la place dans la file. Nul besoin de grandes envolées sur l'individualisme qui sépare, le parcours du jeune est celui de chacun, embarqué dans la quête de positions sociales ouvertes à tous. Le parcours dépend bien plus des caractéristiques de la masse dans laquelle il vient se placer - de la "lutte des places" pour les sociologues de l'éducation. On connaît les statistiques européennes en matière d'emploi, relevant des taux de chômages des jeunes actifs supérieurs à 25%, la surreprésentation dans les emplois précaires des moins de 25 ans, et un éloignement plus marqué du marché du travail, voire des études, au point que l'on a forgé une catégorie spécifique, les "Not in Employment Education or Training" ( NEET ) pour les caractériser. Au bout du compte, la jeunesse cumule les inégalités, résultat de choix peu favorables aux générations montantes.
Les efforts individuels ne peuvent donc se comprendre sans tenir compte du poids de tous les autres dans la masse, ce qui nous ramène à  un concept essentiel de Karl Marx, celui de la fameuse "armée industrielle de réserve". Réduite à tort aux seuls chômeurs, cette catégorie comprend plusieurs situations s'éloignant de l'emploi et surtout, qui par leurs nombres pèsent à la baisse sur les salaires, ou plus justement font pression sur ceux-ci. Comme le souligne justement Mark Alizart dans son essai "Cryptocommunisme" ( 1 ), le penseur de l'exploitation raisonne avec les concepts de la thermodynamique en tête. Les travailleurs fournissent un travail assimilé à l'énergie des systèmes physiques. La conservation de celle-ci est fondamentale pour que rien ne se perde et tout se transforme. Ainsi, la coexistence d'une énergie en emploi ( les travailleurs ) et d'une autre inemployée ( les chômeurs ) maintient un niveau de pression permanent sur les rémunérations. On s'assure par la même occasion d'une énergie présente et disponible, susceptible d'être à nouveau libérée ( mobilisée ) vers l'emploi.
Qu'ils soient membres de l'armée de réserve, ou non ; qu'ils entretiennent également une pression sur l'emploi des seniors pour certains, généralement, on aime à voir les jeunes enrôlés dans quelque chose plutôt que rien. On les préfère animés d'une énergie, d'une énergie précieuse à ne pas laisser se dissiper en pure perte et sans bénéfices.
En ce sens, on s'est félicité de voir des "jeunes en guerre contre le réchauffement climatique", leur énergie employée dans le sens de la morale majoritaire, même si on se détournait de leur voie habituelle de refroidissement, le scolaire ( mais on sait faire exception dans le secteur éducatif quand cela arrange). Le vocabulaire de la bataille a inévitablement été convoqué, y compris par Greta Thunberg mais avec parcimonie pour cette dernière. L'engagement climatique s'est plutôt effectué par des grèves scolaires et des actions comme le die-in, toutes héritières du répertoire des mouvements pacifiques et de la désobéissance civile. L'icône suédoise a bien compris que si armée de jeunes il y a, c'est celle qui jouera sur les niveaux de pression, en convertissant les circuits habituels de refroidissement, pour, comme on l'entend répéter au sujet des gouvernants, "les faire paniquer". Si l'énergie consacrée à la lutte climatique persiste à se disperser faute de volonté, la jeunesse en retour confisquera d'elle-même son potentiel énergétique ( ce qui affole déjà ceux qui ont des idées bien arrêtées en la matière ).
En matière de panique, même si elle est aujourd'hui relativisée, on cite souvent celle provoquée par Orson Welles en 1938 lors de sa lecture radiophonique de la Guerre des mondes. Dans un climat des années 30, l'effet sur des consciences déjà préparées au pire aurait été décuplé. Ce qui est frappant, c'est de plutôt relire les premières pages du roman. H.G Wells commence par une description de terriens longtemps préoccupés par leurs seules petites affaires. Pourquoi un beau jour se sont-ils vus épiés, puis envahis par des martiens mués par une énergie négative ? Parce que les océans de la planète rouge s'étaient réduits, parce qu'il ne restait à cette espèce techniquement avancée que de quitter une planète épuisée pour en attaquer une autre et rétablir leur déficience entropique. Peut-être qu’aucune jeunette ne les avait fait paniquer.

Jean-Luc Florin

( 1 ) Mark Alizart, Cryptocommunisme, Perspectives critiques, PUF, 2019.

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