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Billet de blog 27 juillet 2019

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La fin des jeunes

Nos réactionnaires s'indignent d'une inversion des rôles entre jeunes et adultes. Ils ne croient pas si bien dire.

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Dans la vidéo Intervista a MIA MADRE !!!, le youtubeur italien RichardHTT échange avec une sympathique animoji  ( un emoji animé ) représentant sa mère en taille réelle. Les questions posées à sa génitrice proviennent en direct de la communauté. Elles portent en majorité sur les premières années du fils : ses pastas préférées depuis toujours, les signes annonciateurs de ses talents de dessinateur - sa chaîne parle avant tout de mangas. Le garçon à sa maman confesse ses anciennes stratégies pour ne pas aller à l'école ; le youtubeur averti dirige l'entretien, cadre et recadre son petit monde.

En 2000, un film documentaire intitulé également Intervista a Mia Madre suit des enfants napolitains, qui par leurs questions dressent leur propre portrait. Dans Le cose belle, les mêmes réalisateurs renouvellent l'expérience dix ans plus tard. Le procédé choisi marque peut-être la fin de ces films où l'on s'intéressait à une jeunesse et à son futur, formule inaugurée en 1964  avec les Up Series  britanniques : tous les sept ans, les caméras reviennent interroger les mêmes petits cobayes en devenir. Ce type de projection vers l'avenir essaime dans les années 80-90, aussi bien en Russie, qu'au Japon ou aux États-Unis. Sur le continent européen, la formule est notamment déclinée en Suède, en Belgique ou en Allemagne. Le titre de la version française diffusée entre 1984 et 1996, "Que deviendront-ils ?" résume bien l'esprit de la période. Si le tournant du millénaire offre un léger rebond à ces exercices de sociologie cathodique, les larges panels et les portrait ambitieux de générations sont délaissés ( 1 ). 

C'est que les années 60 ont inauguré une séquence  particulière, souvent considérée comme celle de l'invention de la jeunesse : un groupe social distinct des adultes émerge et affirme ses propres choix musicaux, vestimentaires, son vocabulaire, etc. Les décennies suivantes sont celles d'une consolidation, d'une reprise par chaque génération de schémas similaires d'expériences ( finalement condensés dans les groupes Facebook du type:  tu sais que tu as grandi dans les années ... quand... ).
À chaque jeunesse correspond un monde imperméable pour l'observateur extérieur, aussi handicapé par la difficulté d'expériences réelles qu'un ethnologue confronté aux peuplades lointaines. Avec ses propres moyens, la télévision de ces dernières décennies du vingtième siècle s'est également attelée aux tentatives d'approches sur le mode du "qui sont ils ?", "que veulent-ils ?", à l'exemple de nombreux documentaires ou reportages venant à la rencontre des sauvages de proximité ( "les jeunes qui traînent au square Saint Lambert" - 1962 - ou "la bande du square du 17ème" - 1972 ). Par la suite, l’extension des émissions pour la jeunesse ont permis à certains de parler au nom de "nous, les jeunes". L'élargissement de la représentation sur les plateaux et dans les séries a suscité en retour une identification à des modèles. La télé-réalité inaugurée par le Big Brother néerlandais en 1999 ( et le Loft Story français en 2001 ) exploitera encore plus ce ressort.
Seulement, au début du millénaire, comme si on assurait le bouclage, les unes après les autres, des différentes jeunesses, les caméras des émissions orientées vers l'avenir vont plus souvent se retourner vers les passés respectifs de chacune des générations. A la question "que deviendront-ils ?" va se substituer le "que sont-ils devenus ?”. On s'intéresse alors au destin de ceux que l'on avait interrogés auparavant, chacun pouvant bénéficier de son quart d'heure de retour à la célébrité. On renoue ainsi avec les anciens candidats de télé-réalité aux promesses déçues. Dix ans après, on interroge Severn Cullis-Susuki ( la pré-Greta Thunberg ) sur son discours prononcé  au Sommet de la terre en 1992.
Ce contexte d'un éternel retour vers le futur antérieur offre à la jeunesse présente une occasion de se débarrasser de la jeunesse. Les caméras n'ont plus à lorgner vers le futur ou le passé, elles sont entre les mains de tous les réalisateurs de live. Les moyens d'expression et de représentation sont accessibles sans intermédiaires. Chacun peut hisser ses actions, ses réalisations au même niveau de légitimité que tout autre. Il n’était pas prévu que le sauvage s’empare aussi facilement de la caméra.

Jean-Luc Florin


( 1 ) Voir également l'article de Faïza Zerouala au sujet du film Les bonnes conditions diffusé sur Arte.

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