Le jeu vidéo Youtuber Life permet à tout un chacun de vivre une vie rêvée de youtuber. Si d'autres applications offrent des identifications similaires, elles partagent toutes la même équation de départ : génie du net en puissance = jeune dans sa chambre. C'est dans le donjon des élaborations solitaires que naissent les premières vidéos. Même si le lieu n'est pas entièrement clos et que plane en permanence l'intrusion de la mère - et la menace de se voir retirer l'ordi pour mieux étudier. Les débuts s'affirment donc entre le donjon et le dragon, entre labeur-études et labeur-plaisir.
Ce cadre semble suffisamment s'inscrire dans l'ordre des choses pour déclencher peu de réactions des joueurs. En revanche, un détail a suscité ricanements et procès pour manque de réalisme : le fait que la mise en ligne d'une vidéo nécessite du temps pour être chargée. Néanmoins, l'importance accordée à la course au temps laisse penser que les concepteurs n’ont pas sous-estimé le rôle de cette dimension. On se souvient d'une vidéo parodique dans laquelle Hugo Travers ( Hugodécrypte ) recommandait aux aspirants entrepreneurs de ne plus voir personne, ni famille ni copine, et de se nourrir exclusivement de pilules pour supprimer les repas. On remarquera alors qu'observer un joueur de Youtuber Life en action, c'est l'entendre annoncer "là, faut que j'aille dormir", "là, faut que je mange" ou encore "Je vais aller étudier" ( sous-entendu, pour éviter l'intrusion du dragon dans la chambre ). Autant d'activités hors labeur productif mais indispensables pour épargner sa force de travail, éviter du gaspillage d'énergie pour toujours produire plus de vidéos, plus de followers, plus de notoriété.
Côté jeune utilisateur, encore passif au donjon, on apprécie ces immersions dans des jeux qui permettent d’échapper au mortel ennui. Dans les commentaires associés à l'achat des applications, on se réjouit de bien “passer le temps”, de ne pas s'ennuyer ; ou on déplore, à l’inverse, les lenteurs et les frustrations occasionnées par des bugs ou des actions ralenties. La frustration temporelle est parfois telle que l'on use de son énergie à chercher sur des sites dédiés, les parades, voire les tricheries pour regagner du temps.
Cependant, la véritable sortie de l'ennui s'annonce lorsque l'on en vient à commenter soi-même le jeu et à passer au rôle actif. Quel que soit le donjon de ses débuts, le passage du joueur au commentateur de gameplay ouvre à la naissance d'une autorité. Le trop plein de temps de l'ennui se convertit bientôt en manque de temps utile.
À mesure que la production issue du donjon produit son effet dans le monde social, le youtubeur se transforme en investisseur de temps, sensible aux coûts d'opportunité et autres retours sur investissement. Ainsi, dans Youtuber Life, le temps perdu à sortir dans des événements devient un temps retrouvé lorsque l'on use des moments sociaux pour lever collaborateurs et partenariats.
Les autorités de Youtubie les plus affirmées se trouvent alors dans une position particulière, puisque la notoriété les amène à commenter des jeux dans lesquels on met en scène l'ascension de youtubeurs aux prises avec des obstacles. La rétroaction est parfaite dans le cas du premier vidéaste mondial, PewDiePie, dont la vie de Youtuber sert elle-même de base à un PewDiePie’s Simulator.
On atteint alors au privilège absolu de faire retour sur sa propre conception ou de concevoir des temps emboîtés. La chrétienté médiévale condamnait le prêt à intérêt comme vol de temps. Seule la divinité pouvait le maîtriser. S'arroger un privilège similaire témoigne d'un pouvoir dont les artistes à la suite des banquiers se sont emparés. Le cinéma nous offre des films dans le film ; la pièce de théâtre corrige les attentes passées et à venir du public en interrompant le cours de l’action temporelle pour mieux reprendre en main une totalité.
Bientôt trop débordé, on songera à faire appel à maman pour assurer la garde des enfants.
Jean-Luc Florin