La reforme du lycée et du baccalauréat bouleverse totalement le système de l'éducation pour des raisons peu avouables. Les mobilisations contre cette réforme témoignent d'un rejet profond parce qu'elle réduit considérablement les droits à une formation de qualité, qu'elle est inégalitaire, qu'elle nuit à la confiance dont la relation pédagogique a besoin et qu'elle trahit une inspiration néolibérale.
Dans toute la France, des lycées cherchent à alerter l'opinion sur ce qui se prépare. Dans l'Académie de Strasbourg, on apprenait par voie de presse que le lycée Couffignal avait refusé d'organiser le bac blanc, et qu'un collectif d'enseignants des Pontonniers avait lancé une pétition pour protester contre la baisse conséquente des moyens en heures d'enseignement ; au lycée Koeberlé de Sélestat, des parents d'élèves ont décidé, avec les professeurs, de ne pas envoyer leurs enfants en cours, pour organiser une journée morte. On pourrait faire un journal de toute cette mosaïque d'actions, et analyser de près leur sens, autrement que sous l'aspect simplement "sociologique".
Cette réforme du Lycée couplée à celle de la plateforme numérique d'orientation des lycéens, est inspirée par une logique néolibérale : chacun doit devenir sa propre start-up. L'élève préparera son capital scolaire à proposer aux écoles, pour y être embauché comme futur étudiant et faire-valoir, ou plus-value. Le professeur, par l'intermédiaire des nouvelles spécialités et de la règle du choix à la fin de la première, produira la preuve de son excellence, c'est-à-dire le choix-même de l'élève, devenant ainsi le concurrent de ses collègues d'autres spécialités, ce qui est censé améliorer ses "performances". On imagine aisément l'hostilité ambiante qui pourrira les relations entre les professeurs, alors que le travail d'équipe leur est nécessaire autant qu’aux élèves. De plus, point n’est besoin d’être grand psychologue pour deviner que l’article de loi sur le nouveau devoir de réserve inoculera au sein des établissements la défiance par la voie de la suspicion.
Les groupes-classes disparaissent au profit de l'unité nouvelle de la division, de sorte qu'il deviendra possible d'augmenter le nombre d'élèves par groupe de spécialité au-delà du seuil de 35, jusque-là réglementaire ; c'est alors la surface de la salle de classe qui en fixera le seuil. Si une spécialité est l'objet d'une demande importante, et qu'elle excède de beaucoup le seuil de référence de 35, sans qu'on puisse constituer un deuxième groupe, mais seulement un demi, la dotation horaire globale restant contrainte, il faudra rogner sur les quelques heures allouées aux dédoublements et autres aménagements. Il est néanmoins plus probable que les demi-divisions ne voient pas le jour. Le raisonnement vaut au reste aussi pour les options : par exemple, l'ouverture d'un groupe de latin pour quinze élèves pourrait être trop coûteuse pour le budget en heures, critère comptable imparable pour renvoyer l'étude du latin aux Latins eux-mêmes. L'abandon de la troisième spécialité à la fin de la première va créer une forme de clientélisme dans l'attitude des enseignants à l'égard de leurs élèves (et c'est déjà le cas puisque les élèves de seconde sont en train de faire leurs choix), avec toutes les dérives démagogiques imaginables, afin que ceux-là puissent conserver leur poste à l'intérieur des établissements, voire éviter de se retrouver sans poste à proximité. Et comme chacun a une famille, des enfants, qu'il sera difficile de quitter, il devrait y avoir des démissions, tandis qu’on pourrait facilement être tenté par la joie méchante de préserver par les moyens les plus vils son poste au détriment d’un autre. Le jeu des chaises musicales est un moyen très simple pour affoler n’importe quel mortel qui tient à son moyen de subsistance et qui habituellement se fie à son sens moral.
Le choix des spécialités est lui aussi guidé par des règles intéressantes : à la fin de la seconde, il faudra en choisir non pas trois mais quatre, au cas où l'une des trois premières spécialités ne pourra être accordée, faute de place, et, le diable se logeant dans les détails, l'établissement a le droit d'en imposer une autre au cas où le quatrième choix ne pourrait être honoré pour les mêmes raisons. A cela s'ajoute le dilemme cornélien de l'élève qui ne saurait quelle discipline abandonner à la fin de la première, par crainte de restreindre ses possibilités d’orientation sur Parcoursup. De plus, les spécialités présenteront toutes un contenu plus difficilement accessible au commun des élèves ; ils auront donc le choix de souffrir plutôt en mathématiques, qu'en physique, en sciences politiques plutôt qu'en humanités, etc. Je ne parle même pas de ce fameux contrôle continu, qui va mettre l'accent sur les notes à obtenir, au détriment de l'acquisition d'un savoir et du plaisir d'en découvrir l'intérêt, ni non plus du casse-tête de l'emploi du temps qui échauffera les cerveaux des chefs d'établissement quand il s'agira de rendre compossibles différentes combinaisons de spécialités. Si apprendre devient un objectif productiviste pour la formation d'un capital à faire valoir sur le marché des écoles du supérieur, je ne vois plus où est l'enseignement, lequel n'existe pas sans la scholè.
La décision, par exemple, de faire des mathématiques une spécialité à partir de la première tout en la retirant du tronc commun, faut-il le rappeler, résout d'abord et avant tout le grave problème de recrutement que connaît l'Education nationale dans cette discipline. Un élève qui aura suivi une filière technologique aura davantage de connaissances en mathématiques, qu'un élève lamda issu de la filière générale et qui les aura abandonnées à la fin de la seconde. On peut au reste concéder qu'après le bac, bien des élèves n'avaient plus à se préoccuper des chiffres et des raisonnements géométriques, mais ce qu'on apprend grâce à eux permet d'abord à l'esprit de se former sous l’aspect de la rigueur. D'ailleurs à quelle discipline cette concession pourrait-elle ne pas s'appliquer en définitive ? On peut se souvenir avec amusement de la saillie d'un ancien président de la République à propos de la Princesse de Clèves. La réforme semble donc aussi dictée par un utilitarisme de petite et mesquine pointure.
Je reste enfin convaincu, et j'attends d'être détrompé, que cette réforme n'est en vérité pas seulement faite pour les élèves, mais aussi pour les professeurs : les mettre en concurrence afin qu'ils donnent le meilleur d'eux-mêmes (il y a bien longtemps que ce management-là a fait la preuve de son inefficacité et de sa perversité), leur faire craindre leur superfluité en abolissant le sens de ce qu'ils font et en diminuant les heures auxquelles les élèves devraient avoir droit pour apprendre mieux, les pousser à démissionner (ou, pourquoi pas, à se suicider, comme cela s’est vu) pour les remplacer à terme par des contractuels (comme on a pu le découvrir dans le projet Cap 2022) qui seront plus dociles et prétendument mieux payés. Les élèves sont donc dans cette affaire-là sacrifiés sur l'autel d'un plan social qui ne dit pas son nom. Ainsi chacun doit apprendre la dure loi du marché : il faut savoir se vendre, le professeur à l'élève, l'élève à l'enseignement supérieur, et celui-ci au marché-même. Ceux qui ne le pourront pas seront voués à une nouvelle géhenne, où se feront entendre les pleurs et les grincements de dent de la relégation sociale.
Par conséquent, ce qui se dessine assez clairement à mon sens, c’est la réalisation d’un univers scolaire déshumanisé à l’image de cette dure loi du marché qui a fini par contaminer le monde commun. Le présupposé est que le lien moral, l’intérêt pour autrui, le désir de travailler pour le plaisir d’apporter quelque chose d’utile à un autre sont des notions obsolètes et des obstacles à la maximisation des profits. Ce qui importe, c’est l’efficacité de la machine humaine, son fonctionnement isolé et mis en série avec d’autres machines pour produire ce que réclame le marché éducatif.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur l'importance de cette réforme. J'ai essayé d'apporter des éléments objectifs. Les conséquences qu'on peut tirer d'un fait conduisent à faire de l'anticipation, mais sans elles il est impossible de saisir des finalités. Ce sont précisément ces finalités que le ministère cherche à occulter par toutes sortes d'approximations et d'inexactitudes, pour éviter d'employer un mot qui dévoilerait trop crûment les intentions. Parler ici de mensonge n'apporterait rien en termes d'intelligence des faits. C'est au lecteur d'en tirer les conséquences morales. Si les finalités que j’ai essayé de dégager sont mes inventions, ce que je ne peux exclure bien évidemment, alors cette réforme n’est rien qu’un très mauvais projet, mal pensé, contreproductif, et un gaspillage inutile de forces nerveuses et d’argent public.